Agriculture en Afrique: qui veut gagner des millions avec le moringa ?
Agriculture en Afrique: qui veut gagner des millions avec le moringa ?
Par Camille Lavoix (Contributrice Le Monde Afrique, Tunis et Bir Salah)
L’arbre miracle (2/3). La plante à croissance rapide provoque emballement et spéculation en Tunisie, mettant sous pression les projets de l’entrepreneuse Sarah Toumi.
Souhel, une cultivatrice de moringa près de Zaghouan, en Tunisie. | Camille Lavoix
Il y a des jours où le portable de Sarah Toumi ressemble au standard de « Qui veut gagner des millions ? ». La jeune femme soupire en montrant son smartphone : « Depuis un an, je reçois plein de sollicitations, mais je manque d’agriculteurs sérieux pour le moringa, des gens sans folie des grandeurs, prêts à attendre quelques années pour gagner de l’argent. »
Moringa, arbre miracle ou mirage ?
La vague « moringa » déferle sur la Tunisie, l’Afrique, le monde. La graine « magique » qui soigne les maux, la terre et les porte-monnaie a été apportée en Tunisie par Sarah Toumi il y a cinq ans. Entre miracles et mirages, la saga moringa bat son plein, au rythme des aléas de l’entreprenariat social au féminin. Un univers à découvrir avec notre série en trois épisodes : les difficultés derrière la success-story, les dangers de la bulle spéculative et le potentiel des nouvelles technologies.
La graine de moringa représente « un bon levier » dans la lutte contre la malnutrition et le début d’un ensemble de mesures contre la pauvreté et la désertification, mais pas une solution miracle. « Cela fascine que ça pousse si vite : en quelques mois, on obtient un arbre de deux mètres avec des feuilles pleines de bienfaits », poursuit Sarah.
Des prix optimistes
L’entrepreneuse explique, chiffres à l’appui : « Certains croient que le moringa se vend entre 200 et 300 dinars le kilo (69 à 103 euros) de feuilles réduites en poudre, mais il faut arrêter de rêver ! On signe avec nos cultivatrices des contrats à 15 dinars le kilo (5,17 euros) de feuilles sèches non transformées et on leur redonne 20 % sur les bénéfices des ventes. En tout, si on le vend au prix que l’on espère, cela fait 35 dinars par kilo pour l’agricultrice. C’est un modèle de commerce équitable. Et pourtant, certaines pensent qu’on les arnaque... En réalité, j’essaie de vendre du moringa aux détaillants tunisiens à 120 dinars le kilo (41,42 euros). La transformation coûte 20 dimars, il en reste 100. Je leur reverse 20 % donc 20 dinars en plus. Sur les 80 restants, la moitié part en taxes et en impôts. Là, il reste 40 dinars, 20 pour notre association Dream in Tunisia et 20 pour la Sarl Acacias pour tous. »
Des calculs qui laissent perplexes certains acteurs du marché. Car Sarah Toumi, tout en affirmant vouloir doucher les espoirs de gains faramineux grâce au moringa, articule elle-même des prix très optimistes. Le cours mondial du moringa est à 6,25 dollars le kilo (5,30 euros). Pour l’importer en France, aux normes biologiques, Stéphanie Allard, qui distribue des gélules de moringa sous la marque Equitagreen, le paye jusqu’à 18,40 euros le kilo, taxes comprises. Comment Sarah Toumi va-t-elle réussir à le vendre 120 dinars le kilo (plus de 41 euros) en Tunisie ? A cette question, l’intéressée invoque les taxes d’importation qui rendent certaines tisanes très chères à Tunis, et le fait qu’elle ne cherche aussi à vendre à des boutiques et restaurants de la capitale, qui seraient prêts à payer ce prix. De toute façon, « les agriculteurs ne s’engageront que si ça leur rapporte de l’argent », répète-elle.
Les fantasmes sur les prix ont en tout cas porté préjudice aux projets de l’entrepreneuse sociale, lancés en 2012 et financés par un ensemble de prix et de bourses internationales. Son village de Bir Salah, à 200 km au sud de Tunis, devait être le cœur de l’aventure, et une vitrine nationale. « Mais les trois quarts des gens à qui nous avions donné des graines se sont volatilisés, reconnaît-elle, amère. Donc, en 2016, nous n’avons pas pu produire industriellement. » Idem dans le reste du pays, où Sarah avait recruté une douzaine d’ambassadeurs ayant aussi reçu des graines. « Une femme dans la région de Monastir a planté 5 000 moringas et disparu, lâche la trentenaire. Maintenant, elle a sa marque de cosmétique à base de moringa. C’est les règles du jeu… Il y a beaucoup d’escroqueries. Heureusement que je suis jeune, j’ai le temps d’apprendre tout ça. »
Sarah Toumi et du moringa produit à Bir Salah, en Tunisie, en feuille et en poudre. | Camille Lavoix
« Lentement mais sûrement »
Depuis mai, Sarah tente de faire signer des contrats aux productrices qu’elle approvisionne en graines. « Il faut qu’ils comprennent que c’est leur intérêt d’aller jusqu’au bout avec l’association, de nous vendre leur récolte sans disparaître. » Parfois, les disparues se repentent. « Certaines reviennent me voir, car elles ne savent pas écouler leur moringa. Mais je n’ai plus confiance. Elles se disent : “Si je peux vendre seule, tant mieux, sinon je la rappellerai”. »
Sarah espère tout de même atteindre, cette année, une production de 20 tonnes. Elle affirme avoir rencontré les directeurs tunisiens de Carrefour, de Monoprix ainsi que des pharmaciens pour assurer un débouché à sa production. « On a commencé en pensant à l’export, mais on s’est rendu compte que les prix étaient bas, et qu’il valait mieux y aller doucement, localement. »
Pourtant, on lui a bien proposé d’aller vite, et de voir grand. « J’ai été sélectionnée par le GSBI [programme d’accélération pour entrepreneurs sociaux du Miller Center, issu de l’université Santa Clara, dans la Silicon Valley]. C’est hyper prestigieux, j’étais fière d’en être. Je me disais : “Je lève 10 millions de dollars, et voilà !” Puis, quand j’ai compris le délire, j’ai arrêté, pensant : on va planter lentement mais sûrement. Au GSBI, ils m’ont dit : “T’as pas honte ? Personne ne quitte le programme !” Mais leur idée, c’était encore une façon de s’accaparer des terres en Afrique, de mettre tout le monde au salaire minimum et de garder le contrôle au lieu de former les agricultrices à s’en sortir seules, sur leurs propres terrains. »
Du moringa au prix d’une truffe
Stéphanie Allard, qui plante du moringa au Burkina Faso depuis 2006 ainsi qu’au Cameroun et au Maroc, s’est rendue avec Sarah au Socap 2016 à San Francisco, une conférence annuelle vouée à la levée de capitaux pour les projets sociaux, à l’époque où Stéphanie a dispensé des formations dans le cadre des projets de Sarah. « Nous avions un stand, et cela nous a donné de la visibilité pour les investisseurs potentiels. Mais je suis contre ce modèle. Rémunérer les gens au minimum et démontrer un bénéfice, c’est ce qu’il faut dès que l’on fait appel à des investisseurs pour plusieurs millions de dollars. »
Stéphanie a connu en 2009 un phénomène de bulle du moringa au Burkina, « qui revient maintenant en arrière pour construire une filière sans brûler les étapes, explique-t-elle. Les femmes plantaient et voulaient en vendre au prix d’une truffe, ça spéculait beaucoup ! » Cette spéculation est alimentée, dans le sud de la Tunisie, par de mystérieux investisseurs. Sarah raconte que la direction générale des forêts l’a contactée car des Italiens tentaient de recruter des agriculteurs locaux pour planter du moringa à leur place, les étrangers n’ayant pas le droit de posséder de terres en Tunisie.
La spéculation financière s’accompagne d’une certaine inflation des informations. Selon les sites consultés, même les plus sérieux comme celui de l’organisation Ashoka – dont Sarah Toumi a été lauréate en 2014 –, la Franco-Tunisienne pourrait « influencer la vie de 10 millions de paysans qui pourraient se mettre à travailler dans plus de 100 000 coopératives (…) Sarah va changer le visage de l’agriculture ». Embarrassée par l’excitation des investisseurs et des bienfaiteurs, passant certains mois plus de temps avec la presse et les donateurs qu’avec ses agricultrices, Sarah dit avoir commencé à refuser de postuler à des bourses, bien qu’elle y soit invitée, comme celle de la Fondation Schwab, du nom du fondateur du World Economic Forum, en Suisse. « C’est le niveau maximum, après c’est le Nobel, explique-t-elle. Mais j’ai dit non. Je ne suis pas encore prête. Quand tu gagnes ça, tu n’as plus le droit à l’erreur et on te demande constamment quel est l’impact du projet. »
« L’impact », ce serait par exemple de concrétiser son ambition de planter en Tunisie un million d’arbres, toutes essences confondues, dont elle parle depuis plusieurs années, objectif qu’elle estime désormais pouvoir atteindre en 2019. Pour l’heure, sur le terrain, la concurrence fait rage. Quand Sarah organise en janvier à Bir Salah une formation en permaculture pour 40 personnes, à bas coût car subventionné par les fonds qu’elle a reçus, une association proposant ces mêmes services l’accuse de concurrence déloyale et d’utiliser « l’argent des bâtards », les capitalistes. Quant à l’association gérée par Sarah Toumi, elle ne publie plus ses comptes. Car « des gens cherchent les failles ou tentent de récupérer les rapports d’activité pour copier le projet et demander des fonds », justifie-t-elle.
La révolution moringa est peut-être en marche, graine après graine. Mais Sarah, elle, est désormais condamnée à réussir, afin de préserver l’enthousiasme de tous ceux qui lui ont prêté des pouvoirs magiques, comme celui de « faire reculer le Sahara ».