« Faute d’amour » : plongée dans l’hiver des sentiments
« Faute d’amour » : plongée dans l’hiver des sentiments
Par Jacques Mandelbaum
Andreï Zviaguintsev pousse le drame à un degré de noirceur extraordinaire, sans pour autant tomber dans la caricature.
Deux très grands cinéastes venus de l’Est, 53 ans chacun, règlent amèrement leurs comptes avec la Russie dans leurs nouveaux films. Présents tous deux en compétition cannoise en mai, il s’agit de l’Ukrainien Sergei Loznitsa, dont Une femme douce est sorti en France voici quelques semaines, et du Russe Andreï Zviaguintsev, dont on découvre aujourd’hui le cinquième et admirable long-métrage, Faute d’amour. Un même argument les hante, une même dynamique les meut : l’absence d’un personnage (un homme incarcéré dans une geôle dans le premier, un garçonnet qui disparaît dans le second) sur laquelle le film enquête.
Grande figure du cinéma moderne (L’Avventura, d’Antonioni), le motif inspire les deux réalisateurs de manière très différente. Là où Loznitsa procède par accumulation d’avanies, Zviaguintsev soustrait les péripéties dans la recherche d’une épure réaliste qui dénude l’intrigue jusqu’à l’os. Habités par une même colère, Loznitsa a choisi la voie de l’allégorie monstrueuse, Zviaguintsev, celle du cauchemar intimiste. Soit un couple en pleine procédure de divorce, rongé par la haine et le désir de nuire. Soit un petit garçon délaissé, pleurant silencieusement dans le noir avant de disparaître, sans que son absence parvienne à panser aucune plaie ni à réparer le monde qui l’a permise.
Culte du moi amplifié jusqu’à l’abyme
Ce drame, Zviaguintsev le pousse à un degré de noirceur extraordinaire, sans pour autant tomber dans la caricature. Son film est crépusculaire, spectral, clinique. Il s’enfonce dans l’hiver des sentiments comme dans la forêt froide jouxtant la ville grise où l’on suspecte que le petit aurait pu se réfugier ou être entraîné. Tout en filmant cette quête pathétique et le peu de conséquences qu’elle engage pour les protagonistes de l’affaire, le cinéaste nous confronte à une sorte de degré terminal, stuporeux, de l’égoïsme et du cynisme où sont tombés ses personnages. Tel cadrage sur les miroirs démultipliés d’un salon de coiffure où se projettent deux femmes à la conversation venimeuse ; tel plan à la volée dans un restaurant de luxe, où une grappe de jeunes femmes blondes surexcitées posent pour un selfie ; tel délire verbal bouffi de méchanceté d’une marâtre.
Tout ici désigne le reflet vertigineux de sa propre image, l’écho redondant de ses propres paroles, le culte du moi amplifié jusqu’à l’abyme. En même temps, le film fourmille de notations, d’allusions, qui éclairent la scène collective de cet effondrement de l’individu : le désengagement social de l’Etat, le retour d’une morale autoritaire et dévoyée, l’indifférence suprême de la police, le règne de l’argent-roi. Depuis Le Retour, son premier long-métrage en 2003, et plus encore depuis la mort, en 2013, de l’immense Alexeï Guerman, Andreï Zviaguintsev est devenu la lumière et la conscience d’un cinéma russe qui semble se détourner, quant à lui, de sa meilleure tradition.
FAUTE D'AMOUR, Bande annonce, sortie le 20-09-2017
Durée : 01:46
Film russe d’Andreï Zviaguintsev. Avec Alexey Rozin, Maryana Spivak (2 h 08). Sur le web : pyramidefilms.com/pyramide-distribution-catalogue/faute-amour, www.facebook.com/pyramide.distribution