Jour de « non-vote » à Kisumu, bastion de l’opposant kényan Raila Odinga
Jour de « non-vote » à Kisumu, bastion de l’opposant kényan Raila Odinga
Par Marion Douet (envoyée spéciale à Kisumu)
Dans la troisième ville du pays, les habitants boycottent en bloc le scrutin présidentiel et aucun bureau de vote ne fonctionne.
Le contraste est saisissant. Le 8 août, devant le bureau de vote de Jomo Kenyatta Grounds, ils étaient des milliers à attendre, dès les premières lueurs de l’aube, pour glisser leur bulletin dans l’urne. L’élection a depuis été annulée par la Cour suprême du Kenya et, en ce nouveau jour de scrutin, cette grande esplanade située dans le centre de Kisumu est parfaitement vide. Pas un électeur. Pas une seule de ces tentes blanches dressées en août pour abriter le matériel électoral.
« Il n’y a pas d’élection à Kisumu, les bureaux pourraient même être ouverts, les gens n’iront pas voter », clame Frederic Owiti, 28 ans. Si ce jeune homme en chemise bleue passe par ce parc ouvert, ce n’est pas pour voter mais, dit-il, pour se promener et rendre visite à sa famille en ce jour férié. « Et vérifier ce que font les autres, car personne ne doit voter », prévient-il en souriant, avant de s’éloigner.
A l’arrêt
La troisième ville du pays, lovée dans une anse du lac Victoria, à l’extrême ouest du Kenya, est un bastion de Raila Odinga, le leader de la coalition d’opposition NASA. Enfant du pays, candidat quatre fois à l’élection présidentielle, c’est un Luo, une ethnie minoritaire à l’échelle nationale mais majoritaire à Kisumu. Alors ici, l’appel du « Baba » (père) de 72 ans à boycotter le scrutin est suivi à la lettre.
À l’entrée du bidonville de Kondele, le plus important de la ville, aucun habitant n’ira voter. « Je n’ai aucune raison d’aller voter si Raila me dit de ne pas le faire. Nous sommes fatigués de ces deux tribus [les Kikuyu et les Kalenjin, dont furent originaires tous les présidents du pays depuis l’indépendance] qui nous dominent », balaye Christine Otieno, une vendeuse de légumes qui s’apprête, un grand sac sur l’épaule, à installer ses marchandises. La journée sera « un jour normal de business », affirme-t-elle en sirotant un soda.
La grande cité de l’Ouest est pourtant entièrement à l’arrêt. Dans les rues, les voitures et les tuk-tuks arborant une branche sur leur capot en signe de soutien à NASA ont laissé la place à des patrouilles de l’armée. Cette dernière a été déployée dans tout le pays à l’approche de cette élection contestée et critiquée au sein même de la Commission électorale (IEBC), l’organe indépendant chargé de l’organiser.
Quant aux habitants, ils sont massivement restés chez eux, répondant à l’appel de Raila Odinga mais craignant aussi pour leur sécurité dans une ville en proie à de fortes tensions, et où, jeudi matin, des affrontements avec la police ont fait un mort et quatre blessés, selon l’AFP.
Porte close
Parmi les habitants de Kisumu, ceux qui s’aventurent à sortir pour voter sont bien en peine d’y arriver. Malgré les affirmations de responsables locaux de l’IEBC, aucun bureau de vote ne fonctionnait jeudi parmi les 190 sites censés accueillir les électeurs. Certains affichent tout simplement porte close, quand d’autres n’ont reçu aucune instruction ni aucun matériel de l’IEBC.
Près du centre-ville, le Lions High School, un collège faisant office de centre de décompte pour la circonscription de Kisumu-Central, est probablement le seul à avoir reçu du matériel. Des urnes, isoloirs et autres équipements arrivés in extremis jeudi matin, à bord d’un camion de transport de prisonniers visiblement réquisitionné, pour être répartis dans les bureaux de vote. Mais qui patientent sur place, faute d’agents pour s’en occuper.
Sur les 400 responsables qui assuraient en août le vote dans la circonscription, moins de dix ont fait le déplacement en tentant d’oublier leur peur. La semaine dernière, des manifestants sont venus violemment perturber les séances de préparation de l’IEBC, principale cible de l’opposition. Lors d’une de ces attaques, Diana Odhiambo, mère célibataire de quatre enfants, a reçu des coups devant les caméras d’une télévision locale.
« Depuis, je ne suis pas en sécurité, j’ai envoyé mes enfants chez un ami, loin de Kisumu, car j’ai peur qu’ils soient kidnappés », raconte cette femme de 44 ans, élégante dans un long manteau rouge, et surtout déterminée au milieu de l’immense incertitude qui pèse sur cette journée comme sur les prochains jours. « Je suis venue quand même, car la Bible m’enseigne qu’il vaut mieux mourir en marchant que de mourir sans rien faire. Chaque bureau de vote doit avoir un minimum de quatre agents pour fonctionner et, jusqu’ici, cette élection n’a pas été annulée. »