Au Maroc, la répression du Hirak provoque un nouvel exode de migrants vers l’Espagne
Au Maroc, la répression du Hirak provoque un nouvel exode de migrants vers l’Espagne
Par Saeed Kamali Dehghan (The Guardian, Al-Hoceima, Maroc)
Quand l’Europe renvoie la crise migratoire de l’autre côté de la Méditerranée (3). Pauvreté, chômage et persécution ont ouvert une route de l’exil à l’ouest.
A Al-Hoceima, le 18 mai 2017. / Thérèse Di Campo/REUTERS
De la place Mohammed-VI d’Al-Hoceima, où se sont concentrés les troubles de cette ville au sommet d’une falaise du nord du Maroc, un arc-en-ciel géant marque le ciel au-dessus de la Méditerranée. Mais la vie quotidienne des Amazighs (Berbères) dans cette région pauvre du Rif est moins colorée. Les officiers en tenue anti-émeute occupent la place, se méfiant de toute réunion à l’approche du 28 octobre, date anniversaire de la mort, en 2016, de Mouhcine Fikri.
Le poissonnier avait été broyé par un camion à ordures alors qu’il tentait de récupérer son espadon confisqué par la police. Sa mort a déclenché un soulèvement populaire qui s’est étendu à toute la région. La réponse du pouvoir marocain, face à son plus grand défi depuis le « printemps arabe » de 2011, a été d’arrêter les dirigeants du mouvement protestataire Hirak, d’emprisonner des journalistes et de sévir brutalement contre les manifestants.
Mais l’épisode a également entraîné un exode massif vers l’Europe de Rifains persécutés et de jeunes chômeurs. A l’été 2017, le nombre de réfugiés et de migrants ayant tenté la traversée vers l’Espagne a fortement augmenté. En août, près de 600 personnes ont été secourues au large de Tarifa en une seule journée.
Nouveau passage
Les fonctionnaires européens suivent ces développements avec une certaine anxiété. Après avoir réussi à réduire le flux de migrants sur les routes de la Méditerranée centrale via l’Italie et orientale via la Grèce, Bruxelles ne veut pas d’un nouveau passage à l’ouest. C’est pourtant ce que fait craindre la situation du Rif.
Al-Mortada Iamrachen, 30 ans, ancien imam de la mosquée locale et militant de premier plan, a été emprisonné en juin en raison de son soutien au Hirak. Il raconte que son père en a été si choqué qu’il est mort le jour même où son fils a été emmené en prison à Rabat.
« Al-Hoceima vit dans un état de tristesse et de colère – le chômage, le manque de ressources financières, la drogue, l’immigration secrète et les arrestations ont contribué à cette situation catastrophique, dit Al-Mortada Iamrachen. Nos familles souffrent et, quand nous sortons, elles ne savent pas si nous allons rentrer chez nous ou aller en prison. »
La mort subite du père d’Iamrachen a contraint les autorités à le libérer, mais beaucoup, dont le leader de la protestation, Nasser Zefzafi, restent derrière les barreaux. Au moins 400 personnes seraient emprisonnées en relation avec le mouvement de protestation, la plupart d’entre elles détenues à la prison d’Ouchaka, à Casablanca. Certains ont débuté une grève de la faim.
Naoufal Al-Moutaoukil, dont le frère Ilyas est emprisonné depuis juin, estime que les développements à Al-Hoceima obligent beaucoup de gens à fuir. « L’immigration reste la seule option, très risquée et avec des conséquences inconnues, parfois irréversibles, admet-il. Traverser le détroit de Gibraltar n’est pas un jeu, plutôt un défi à la mort. Mais l’Europe est toujours un immense espoir, c’est pourquoi beaucoup défient la mort. Certains arrivent en Espagne, d’autres finissent par nourrir les requins. »
« Le Hirak n’est pas décapité »
De l’autre côté de la Méditerranée, dans les villes espagnoles d’Algeciras et de Tarifa sont réfugiés de nombreux Marocains qui ont fui les persécutions à Al-Hoceima dans l’été. Deux frères, 28 ans et 19 ans, et leurs deux cousins, tous deux 21 ans, font partie de ceux qui ont été secourus en août. Ils sont arrivés à jet-ski de la plage de Souani après une traversée d’environ 180 km. « Nous étions quatre, il nous a fallu six heures pour venir d’Al-Hoceima à Motril, déclare l’un d’eux. La police anti-émeute marocaine nous avait tabassés. On est partis travailler, il n’y a pas de boulot au Rif. »
Al-Hoceima, printemps 2017. / Thérèse Di Campo/REUTERS
Mohamed Chtatou, professeur d’université marocain, estime que le Hirak est « légitime » et a fini par attirer l’attention sur une zone oubliée de la périphérie marocaine : « Le mouvement a été fragilisé, mais n’est pas décapité. Le pouvoir a tellement peur qu’il utilise le bâton et la carotte en espérant que les choses se calmeront. »
De fait, les autorités ont essayé de dépeindre des militants comme Iamrachen, ancien salafiste désormais musulman modéré qui soutient les droits des LGBT, comme des extrémistes. Ce dernier était en train de dénoncer ces accusations « grotesques » de terrorisme lorsque des policiers en civil ont fait irruption, ont arrêté le journaliste que je suis et m’ont expulsé du pays. L’atmosphère est décidément bien tendue à Al-Hoceima.
Quand l’Europe renvoie la crise migratoire de l’autre côté de la Méditerranée
Pour raconter les conséquences en Afrique de la nouvelle approche de l’Union européenne sur les flux de migrants qui tentent de rallier le Vieux Continent, six journaux européens – Politiken, Der Spiegel, Le Monde, El Pais, La Stampa et The Guardian – s’associent pour partager leurs reportages.
Cet article a d’abord été publié sur le site du Guardian.