Editorial du « Monde ». On connaît la boutade : le football est un sport qui se joue à deux équipes de onze joueurs, et à la fin c’est l’Allemagne qui gagne. Si le sujet n’était pas si sérieux, on pourrait appliquer la formule à la politique allemande actuelle. Outre-Rhin, la démocratie, ce sont des électeurs qui votent, et à la fin c’est une grande coalition entre conservateurs (CDU-CSU) et sociaux-démocrates (SPD) qui gouverne.

Deux lectures de la crise politique allemande actuelle sont possibles. La première est optimiste : après deux mois de tractations et l’échec, il y a une semaine, d’une tentative de coalition inédite et trop hétéroclite entre les conservateurs, les libéraux du FDP et les Verts, l’Allemagne pourrait enfin reconstituer un gouvernement stable. En effet, conservateurs et sociaux-démocrates ont dirigé ensemble le pays entre 2005 et 2009 puis entre 2013 et 2017 sous la houlette de la chancelière Angela Merkel, et ils disposent d’une nette majorité en voix (53 %) et en sièges au Bundestag (399 sur 709).

Tout irait donc bien à Berlin. Rappelé à l’ordre par Frank-Walter Steinmeier, l’ancien dirigeant social-démocrate devenu président de la République, le SPD renouerait ainsi avec une certaine tradition politique outre-Rhin, en faisant passer les intérêts du pays avant ceux du parti. Belle leçon de responsabilité ! Les mêmes optimistes ajoutent que, si elle voit effectivement le jour, cette grande coalition serait une bonne nouvelle pour l’Europe. Et, en tout cas, pour Emmanuel Macron, dont les idées devraient être mieux accueillies que par un gouvernement dans lequel les libéraux, euro-critiques, auraient joué un rôle majeur. Malgré le succès de l’extrême droite, l’Allemagne resterait gouvernée au centre.

Un rassemblement de perdants

Une version plus pessimiste semble, malheureusement, plus réaliste. Car la grande coalition qui se dessine maintenant rassemble les perdants des élections de septembre et la relégation dans l’opposition des autres formations qui, toutes, ont gagné des voix. Le SPD ne voulait plus gouverner car il estimait que la coalition sortante avait été sanctionnée. Il avait raison.

De même, il est clair qu’une grande coalition s’inscrira inévitablement dans la continuité de la politique menée ces dernières années, alors qu’un nombre croissant d’électeurs souhaitaient à l’évidence du changement. Enfin, si les partis partenaires (CDU-CSU et SPD) parviendront sans doute assez facilement à se mettre d’accord sur un contrat de gouvernement, c’est pour la mauvaise raison qu’aucun d’entre eux n’avait de programme précis. Parce qu’il avait anticipé sa défaite, le SPD n’a, durant la campagne, proposé aucune mesure-phare et son candidat, Martin Schulz, ancien président du Parlement européen, n’a même pas osé jouer la carte européenne. Quant aux conservateurs, ils ont une fois de plus tout misé sur Angela Merkel.

Or, après douze années de pouvoir, celle-ci ne peut plus guère incarner l’avenir. Son ambiguïté sur les réfugiés – elle ne regrette pas de les avoir accueillis mais promet de ne pas recommencer ! – est révélatrice du désarroi idéologique des conservateurs. Entre un parti social-démocrate aussi désemparé que la plupart de ses homologues européens et des conservateurs qui n’osent pas tourner la page Merkel, la grande coalition risque donc de ressembler bien davantage à une alliance d’éclopés qu’à une équipe conquérante. Ce n’est une bonne nouvelle ni pour l’Allemagne ni pour l’Europe.