Et l’humanité inventa la ville
Et l’humanité inventa la ville
Par Pierre Barthélémy
Si l’agriculture a sédentarisé les hommes, la hiérarchisation de la société et l’activité économique ont contribué à créer les grandes cités. Dont certaines ne sont plus aujourd’hui que des ruines ensevelies.
Construit en moins de dix ans (447-438 av. J.-C.), le Parthénon, qui domine l’Acropole, est l’un des symboles de l’ambitieux projet de reconstruction d’Athènes mené par Périclès après le saccage de l’armée perse achéménide, en 480. / National Geographic
Il y a dix ans, en 2007, l’humanité a franchi un cap dans une relative indifférence. Cette année-là, les démographes ont annoncé que, pour la première fois de l’histoire, plus de la moitié des Homo sapiens vivaient en ville. Ces chercheurs notaient qu’au cours des trois décennies précédentes le nombre d’agglomérations comptant entre 500 000 et 10 millions d’habitants avait doublé, passant de 420 à 849. Ils prévoyaient aussi que le mouvement allait se poursuivre : nous devrions être 5 milliards d’urbains en 2030.
Une étude prospective publiée en 2012 dans PNAS, les comptes rendus de l’Académie des sciences américaine, expliquait qu’entre le début du XXIe siècle et 2030 l’espace dévolu aux villes augmenterait de 1,2 million de kilomètres carrés dans le monde. Chaque jour qui passe, 110 kilomètres carrés de la Terre – soit un peu plus de la superficie de Paris – se transforment en morceaux de ville. L’étude annonçait ainsi une explosion urbaine en Afrique, principalement dans cinq grandes régions : autour du Nil en Egypte, dans le golfe de Guinée, sur les rives nord du lac Victoria, dans le nord du Nigeria – pays le plus peuplé du continent et en forte croissance démographique – et dans la région de la capitale éthiopienne Addis-Abeba. Se dessine aussi, en Chine, un cordon côtier urbanisé de 1 800 kilomètres de long, entre Hangzhou et Shenyang… La ville, aujourd’hui, semble la norme de plus en plus évidente, voire inévitable, de l’habitat humain.
Après tout, notre civilisation ne s’inspire-t-elle pas de grandes cités (Athènes, Rome) ? Nous avons tous en tête et pour références les splendeurs et la puissance des civilisations mésopotamienne, égyptienne, grecque, qui semblent être surgies comme par miracle du néant. Sans jamais nous poser vraiment la question de leur apparition, du processus par lequel l’humanité inventa la ville.
Banques alimentaires
Comme le reconnaît Jean Guilaine, professeur au Collège de France et auteur du récent ouvrage Les Chemins de la protohistoire. Quand l’Occident s’éveillait (7000-2000 avant notre ère), publié chez Odile Jacob (251 p., 25 euros), « il existe une propension chez les antiquisants à considérer la genèse des phénomènes comme une phase de gestation sans intérêt et à n’évoquer les cultures classiques que lorsqu’elles sont au sommet de leur éclat. Or, précisément, ce sont les processus de “fabrication” de ces civilisations qui sont captivants car c’est le moment où tout se joue, où “la mayonnaise prend” ».
Pascal Butterlin est professeur d’archéologie du Proche-Orient ancien à l’université Paris-I et directeur de la mission archéologique française de Mari (Syrie). Quand on lui demande ce qui a provoqué la naissance des toutes premières villes dans cette Mésopotamie du IVe millénaire avant notre ère qu’il connaît si bien, il a cette réponse inattendue : « La question qu’on est en droit de se poser, c’est davantage “pourquoi cela a-t-il mis si longtemps avant de se produire ?” » Selon lui, tout indique en effet que les sociétés néolithiques du Proche-Orient où, depuis environ 10 000 av. J.-C., l’invention de l’agriculture et de l’élevage s’est accompagnée de la sédentarisation des populations et d’une explosion démographique, « géraient déjà des problèmes qui seront ceux des villes, avec des sites rassemblant des milliers de personnes sur plusieurs hectares ». Jean Guilaine note ainsi que, dès le néolithique, « Abu Hureyra en Syrie, Aïn Ghazal en Jordanie au VIIIe millénaire, Çatal Hüyük en Turquie au VIIe millénaire dépassent les 10 hectares mais restent des villages ».
La révolution urbaine ne se déclenche donc pas dès lors qu’on atteint une certaine superficie ou une masse critique de population. Pas de processus mécanique et linéaire, fait remarquer Pascal Butterlin : « Aucun village néolithique n’est devenu une ville sans de lourdes phases d’abandon, qui ont parfois duré des millénaires… »
En réalité, pour que la mayonnaise prenne – pour réemployer l’expression de Jean Guilaine, alors que Pascal Butterlin parle de « cristallisation » –, il faut être arrivé à une certaine organisation sociale, résultat d’un long travail de fermentation… des germes de l’inégalité entre humains. Quand Jean Guilaine dresse le portrait-robot d’une ville antique, il explique qu’il s’agit du lieu qui « rassemble une population déjà découpée socialement – élites gouvernantes/dominés – avec des spécialistes – producteurs, artisans, marchands, administratifs, etc. L’élite vit dans des résidences spécifiques, les palais. Des constructions d’envergure – enceinte, fortifications, portes monumentales – délimitent la ville tandis que des bâtiments de prestige à usage religieux ou institutionnel contribuent à la cohésion identitaire et à l’“ordre social”. Les puissants contrôlent les échanges à moyenne ou longue distance, les villes fonctionnant en réseau ». La ville comme lieu où s’expriment de manière privilégiée l’inégalité sociale et la domination de la plèbe par quelques-uns ? Le phénomène, historiquement, a un caractère universel troublant.
Après la Mésopotamie et l’Egypte au IVe millénaire av. J.-C., « des villes apparaissent, en toute indépendance, sur l’Indus au IIIe millénaire, en Chine au IIe millénaire, rappelle Jean Guilaine. En Amérique du Sud, de grands centres cérémoniels sont bâtis vers le IIIe millénaire ». « Toutes ces émergences, poursuit le professeur au Collège de France, sont plus ou moins liées à de rapides accélérations vers une pyramide sociale renforcée et la nécessité pour le “souverain” de mobiliser à son service une administration – pour collecter l’impôt –, une police – pour maintenir l’ordre –, un clergé – pour gérer le spirituel –, le tout pour accroître sa domination. Le phénomène urbain éclôt lorsque s’agrègent plusieurs facteurs faisant système. »
Quoi de mieux, pour décrire la maturation et la conjonction de ces facteurs, que de se replonger dans l’avènement de la première ville, Ourouk. Découvert au milieu du XIXe siècle, le site archéologique se trouve dans le sud de l’Irak. Au néolithique, c’est la basse Mésopotamie, et l’agriculture, dans cette région aride, n’est possible qu’avec un système d’irrigation, qui induit déjà un travail communautaire. Les chenaux de l’Euphrate apportent l’eau aux champs mais permettent aussi de transporter le grain vers les centres de stockage. Pascal Butterlin évoque la notion de « banques alimentaires : des silos gardés et protégés où les familles laissent leurs biens ». Car bien avant la révolution urbaine, il y a eu, vers 7000 av. J.-C., « la révolution céramique, poursuit le chercheur. En plus de nouvelles pratiques culinaires et alimentaires, elle conduit à deux choses importantes : elle permet tout d’abord le stockage des grains et l’invention de la richesse ; et ensuite elle permet l’apparition d’une nouvelle forme de sécurité, le scellement ».
Laine, vignes et « fast-food »
Lorsqu’une famille confie une jarre aux gardiens du silo, elle la ferme et la cachette avec son sceau. Elle peut ainsi la récupérer plus tard avec l’assurance que c’est la sienne et la garantie que rien n’y a été pris. « Chaque empreinte est une opération administrative, souligne Pascal Butterlin. C’est la première étape vers la bureaucratisation… » Et aussi vers l’écriture, formidable outil de gestion des populations et des ressources. L’écriture, explique Jean Guilaine, « permet d’archiver des données, de comptabiliser des matériaux, d’énoncer des règles, d’afficher des propriétés. A une époque où s’amplifient la taille et le nombre d’habitants des agglomérations, la circulation des individus et des biens, l’écriture est un moyen de communication qui accompagne la naissance des villes et des Etats ». La ville, c’est aussi là où se trouvent les scribes et une étape vers l’ère historique…
Autre bouleversement qui fait de cette cité sumérienne un centre hors normes, une nouvelle révolution agricole. Pascal Butterlin cite notamment quatre changements : l’apparition de l’araire à semoir ; « une révolution des fibres avec une généralisation du tissage de la laine », en lieu et place du lin, ce qui implique d’importants élevages de moutons ; « la domestication de la vigne » ; « l’invention de la bière, qui sera un des éléments-clés des rations alimentaires ». Autant de produits qui permettent d’asseoir le pouvoir économique d’Ourouk. Celle-ci vend ses tissus de laine, son vin, et importe du bois, rare dans le delta de l’Euphrate, ou du cuivre, venu d’Iran, au moment où l’on entre dans l’âge des métaux.
A Ourouk, la transition vers la ville se voit aussi aux assiettes. Ou plutôt aux bols et écuelles grossiers que les potiers se mettent à fabriquer en très grandes quantités grâce à des tours rapides – autre innovation majeure. « On passe d’une société de repas pris en commun à une mentalité “fast-food”, constate Pascal Butterlin. Le fonctionnement économique repose désormais sur la distribution massive de rations alimentaires dans ces bols à bords biseautés. Les marques d’identité liées à des clans disparaissent. C’est une société où les gens travaillent pour de grosses institutions centrales. » Le chercheur insiste sur le fait que « le développement de la cité d’Ourouk est quelque chose d’inouï. Elle fait au minimum 250 hectares au IVe millénaire – soit la taille d’Athènes du temps de Périclès – et 590 hectares au début du IIIe millénaire. Il n’y a rien de comparable à l’époque, nulle part sur la planète ».
Des canalisations et une gestion élaborée de l’eau, l’utilisation massive du bitume, la construction avec des briques standardisées, un centre monumental – le secteur de l’Eanna – avec une concentration de grandes maisons de réception… Comme le fait remarquer Jean Guilaine, dans cette première ville de l’humanité, « les bâtiments publics sont construits “en dur”, en pierre et en briques, et ils sont souvent décorés, ceci pour en imposer au spectateur, jouer sur son psychisme, l’impressionner pour lui faire respecter un certain ordre établi. Des bâtiments de prestige font l’objet d’une magnificence particulière par leurs dimensions et la qualité de leur appareil : lieux de résidence des gouvernants, bâtiments communautaires, édifices institutionnels, sanctuaires. Ces lieux authentifient la puissance sociale de leurs gestionnaires ».
Le théâtre de Dionysos se situe sur le versant sud de l’Acropole, qui pouvait accueillir jusqu’à 17 000 personnes. | National Geographic
Cette « hiérarchie du bâti », pour reprendre l’expression des archéologues, est aussi une marque distinctive de la ville. L’architecture comme expression de la puissance, donc. Bien plus tard, au Ve siècle av. J.-C., « les Athéniens vont concentrer des moyens considérables pour donner à la ville un visage correspondant à leur critère de beauté, raconte Roland Etienne, ancien directeur de l’Ecole française d’Athènes. Il ne leur suffisait pas d’avoir créé un empire, il fallait attester qu’Athènes l’emportait aussi par ses trésors architecturaux et ses chefs-d’œuvre de l’art plastique sur toutes les cités de la Grèce. Le décor met en valeur l’autochtonie d’Athènes, la supériorité des Grecs sur les Barbares, la politique panhellénique et les victoires d’Athènes qui lui donnent droit à l’hégémonie ».
Phénomène d’« involution »
Dans notre partie du globe terrestre, la révolution des villes semble se cantonner aux rivages de la Méditerranée orientale, même si les Grecs, à partir du VIIIe siècle av. J.-C., commencent à essaimer vers l’ouest. Pour Jean Guilaine, l’idée que le modèle urbain est ignoré en Occident jusqu’à son importation « doit être très nuancée ». En effet, au moment où les Phocéens fondent Marseille, en 600 av. J.-C., voient le jour dans le monde celtique « des agglomérations permanentes, sortes de chefs-lieux économiques, placés sous le contrôle politique de dominants qui règnent sur des territoires étendus. On parle de “résidences princières” pour les désigner ». Le poids social de leurs gouvernants se lit dans les tombes et dans la splendeur du mobilier qu’on y retrouve, comme c’est le cas pour la sépulture de la célèbre « dame de Vix » (Côte-d’Or) ou celle de Lavau (Aube), dont la découverte a été annoncée en 2015. « On peut les considérer comme les premières villes de l’Europe tempérée, poursuit Jean Guilaine. Plus tard, vers les IIe-Ier siècles avant notre ère, certains oppida gaulois sont de véritables villes, sièges de pouvoirs politiques, places fortes, importants marchés où s’opèrent des transactions diverses favorisées par l’usage de la monnaie. »
Si l’histoire et l’archéologie montrent le caractère mondial du phénomène urbain, la vie des villes n’est pas pour autant un long fleuve tranquille. Ainsi, dans l’exemple gaulois, les « résidences princières » se sont dissoutes avant que de nouvelles agglomérations ne se reforment. Comme le rapporte Jean Guilaine, la vision linéaire qui mène du petit village au gros puis à la ville « est trop simple. En Ukraine, au IVe millénaire av. J.-C., il existe de très gros villages de plusieurs centaines de maisons et de plusieurs milliers d’habitants, comme Talianki (450 hectares) et Maidanetske (270 hectares), qui disparaissent sans descendance. Dans le Sud ibérique, au IIIe millénaire, de grosses agglomérations, comme Valencina de la Concepcion, près de Séville, qui faisait plus de 400 hectares, connaîtront le même sort. Sans doute les élites qui les géraient n’ont-elles pu maintenir indéfiniment les systèmes politico-économiques qui assuraient leur reproduction ». Autre exemple cité par le professeur au Collège de France, celui des cités du Levant sud, dans l’actuel Israël, qui se disloquent vers 2000 av. J.-C. et dont les populations retournent à la ruralité ou à une vie plus nomade.
Ce phénomène de régression pouvant aller jusqu’à la disparition porte le nom d’« involution ». Le processus, souligne Jean Guilaine, peut aussi s’appliquer aux Etats eux-mêmes : « Vers 1200 avant notre ère, l’empire hittite, le nouvel empire égyptien, les royaumes mycéniens vont rapidement décliner, et les circuits commerciaux qui les interconnectaient se dissoudre. Toutes les institutions et les organisations sociales sont fragiles si, pour des raisons diverses, les rouages qui assurent leur fonctionnement se grippent. Une leçon à méditer aujourd’hui. »
Du temps de son apogée, la ville d’Ourouk abritait probablement plusieurs dizaines de milliers de personnes. Elle avait exporté son modèle, créé des colonies en Syrie et en Iran. Si l’on ignore toujours qui la dirigeait au IVe millénaire av. J.-C. et si son développement, de l’aveu même de Pascal Butterlin, « reste énigmatique », elle se trouvait au cœur d’un réseau d’une quinzaine de micro-Etats reliés entre eux par « une unité culturelle inouïe, tant sur le plan des images, des symboles que des référents », sans oublier l’écriture. Puis se sont succédé des phases de domination étrangère et d’indépendance, des périodes d’abandon et de regain. Avant qu’Ourouk soit définitivement délaissée par les hommes dans les premiers siècles de notre ère. La première ville de l’histoire avait brillé pendant des millénaires, elle est retournée au quasi-néant, lentement recouverte par les sables du désert.