La sélection littéraire du « Monde »
La sélection littéraire du « Monde »
Chaque jeudi, « Le Monde des livres » partage ses conseils de lecture avec les abonnés de « La Matinale ».
Rappeuse, dramaturge et poète, Kate Tempest vient de publier le roman « Ecoute la ville tomber » aux éditions Rivages. / THOMAS M. JACKSON/REDFERNS VIA GETTY IMAGES
LES CHOIX DE LA MATINALE
Le récit d’un amour en temps de guerre (Exit West), des êtres et une écriture à la croisée des chemins (Etre), un essai sur la fin des temps (Le Dernier Messie) et le premier roman de la rappeuse londonienne Kate Tempest (Ecoute la ville tomber). Voici notre sélection hebdomadaire de livres.
Roman. « Exit West », de Mohsin Hamid
L’enfance de l’art. Il y a une force et une évidence dans Exit West qui tiennent sans aucun doute à la façon dont Mohsin Hamid s’approprie les codes de la littérature jeunesse, en y injectant la splendeur sinueuse de sa phrase et l’intelligence de son dispositif narratif.
Dès les premières pages de ce roman situé dans un monde futur et fort peu lointain, le ton du conte entraîne irrésistiblement le lecteur au côté de Nadia et Saïd qui, dans une ville sur le point de sombrer dans une guerre civile, commencent une histoire d’amour. Bientôt, la situation bascule, la mort peut surgir de partout, nul n’est plus en sécurité. Alors même que les frontières sont devenues infranchissables, on assiste au surgissement de portes qui ouvrent sur une autre partie du monde. C’est ainsi que Nadia et Saïd se retrouveront sur l’île grecque de Mykonos, dans un camp de réfugiés. Le récit de leur histoire est jalonné d’interludes rapportant les voyages par les portes de personnages soudain projetés en Australie, à Tokyo, au Brésil…
Mohsin Hamid parvient tout aussi bien à instiller l’impression de mouvement perpétuel sur lequel repose son roman qu’à décrire l’effet de la guerre sur les vies intimes de ses personnages, puis celui de leur existence précaire sur leur amour. On comprend tôt que Saïd et Nadia finiront par devoir laisser derrière eux ce dernier, comme beaucoup d’êtres et de choses qu’ils pensaient immuables. Mais si Exit West est par bien des aspects un roman sombre, il est porté par l’optimisme tout en finesse de son auteur, convaincu que les hommes et les femmes, comme la joie, la musique, la beauté, finissent toujours par se frayer un chemin. Raphaëlle Leyris
GRASSET
« Exit West », de Mohsin Hamid, traduit de l’anglais par Bernard Cohen, Grasset, 208 pages, 19 €.
Roman. « Etre », de René Belletto
Miguel Padilla, un peintre qui ne peint plus, porte secours à une vieille dame qui vient de trébucher dans la rue. Premier événement d’une succession de petits coups du sort, d’étranges fatalités, de bonnes et de mauvaises fortunes. Chez elle, où il l’a raccompagnée, cette dernière lui montre une photographie de sa nièce Nathalie, morte à l’âge de 13 ans une dizaine d’années auparavant.
Padilla est veuf. Depuis la disparition de sa femme, « tout désir de tout » l’a quitté. Dans le restaurant où il va déjeuner s’installe en face de lui un certain Armand Mallord, avec qui il engage la conversation et qui va lui faire rencontrer une Irène Cuentera grâce à laquelle, curieusement, il va se persuader que Nathalie est peut-être toujours vivante. Entre le 16 et le 31 août, tous ces destins vont s’enchevêtrer dans une narration bouleversée, inquiétante de coïncidences, de coups de dés pipés, de loteries noires. Comment raconter cela ?, se demande Padilla. Comment en faire un livre ?
Tout ici est affaire de minuscules passerelles, de liens presque invisibles, de hasards obligés. Au lecteur de se faufiler entre les récits, les impressions fugitives, les jeux de miroirs, les conjugaisons du temps. René Belletto ne se laisse pas enfermer. Sa littérature rassemble de la poésie, des essais, des aphorismes grinçants. De vastes interrogations sur l’écriture. Etre est à la croisée de ses chemins, de ses permanentes tentatives. Xavier Houssin
P.O.L
« Etre », de René Belletto, P.O.L, 288 pages, 18 €.
Essai. « Le Dernier Messie », de Gian Luca Potesta
L’apôtre Paul mettait les chrétiens en garde contre l’idée d’un retour imminent du Christ. Le messie ne reviendrait que lorsque « le Fils de la perdition » – l’Antéchrist – serait libéré, rendant l’Apocalypse inéluctable. Ces propos énigmatiques sont à l’origine d’une tradition prophétique médiévale que retrace Gian Luca Potesta, professeur d’histoire du christianisme à l’Université catholique de Milan.
Loin d’être purement imaginaire, ce corpus peut être lu comme un révélateur de l’histoire des pouvoirs et de la souveraineté au Moyen Age. Les camps qui s’affrontent utilisent les images de l’Apocalypse pour fonder leur légitimité, dans des textes qui s’écrivent en réalité au présent et pour le présent. L’interprétation et la réécriture de ces textes sont une manière d’agir sur la vie sociale ; déchiffrer le monde et déchiffrer les mots sont une seule et même chose. Etienne Anheim
LES BELLES LETTRES
« Le Dernier Messie. Prophétie et souveraineté au Moyen Age » (« L’ultimo messia. Profezia e sovranita nel Medioevo »), de Gian Luca Potesta, traduit de l’italien par Gérard Marino, Les Belles Lettres, « Histoire », 272 pages, 25,50 €.
Roman. « Ecoute la ville tomber », de Kate Tempest
Connue comme rappeuse (Europe is Lost), dramaturge et poète, la Britannique Kate Tempest se lance à 32 ans dans le roman. Dans Ecoute la ville tomber, elle reprend le thème narratif des Nouveaux Anciens – un long et magnifique poème épique paru en octobre 2017 aux éditions de L’Arche (64 p., 12 euros).
Elle suit là quatre jeunes anglais ayant « touché le fond » et quittant leur quartier pourri de Londres « à bord d’une Ford Cortina de quatrième main » pour tenter de tourner enfin le dos à la débine, la défonce et l’alcool. Avec une force stylistique étonnante, Tempest décrit ces vies broyées où « rien n’est pour toi mais tout est à vendre ». Et où, dans « le couloir désert et infini » de la nausée, « chacun se débat avec sa panique » mais tous « refusent pourtant d’abandonner leurs rêves ». Célébrant « ce qu’il peut y avoir de grandiose et même de divin dans le quotidien de cette génération abîmée ». Ecoute la ville tomber est un mémorable plaidoyer pour l’utopie et la rédemption. Florence Noiville
RIVAGES
« Ecoute la ville tomber » (The Bricks that Built the Houses), de Kate Tempest, traduit de l’anglais par Madeleine Nasalik, Rivages, 400 pages, 22,50 €.