« Wajib » : retrouvailles familiales dans une Nazareth sous tension
« Wajib » : retrouvailles familiales dans une Nazareth sous tension
Par Jacques Mandelbaum
La réalisatrice Annemarie Jacir poursuit l’exploration filmique du destin palestinien.
Abu Shadi, professeur divorcé à Nazareth, proche de la retraite, marie sa fille. Son ex-femme, exilée de longue date aux Etats-Unis, subordonne sa venue à l’état de santé de son mari. Rentré pour l’occasion de Rome où il est architecte, son fils, Shadi, le revoit après une longue absence. Ensemble, ils rendent visite aux invités de la cérémonie pour leur remettre en main propre, comme le veut la coutume du « wajib », le faire-part. Situation idéale pour sceller des retrouvailles aimantes et orageuses à la fois, prendre une température politique glaciale (Nazareth, en Galilée, est la plus grande ville arabe d’Israël) par le biais chaleureux de la fable, documenter la fiction en choisissant à la ville un tandem d’acteurs consistant, comme à la scène, en un père et un fils, en l’occurrence Mohammad et Saleh Bakri, les plus célèbres acteurs palestiniens d’Israël.
L’intelligence du dispositif est naturellement à mettre au crédit de la réalisatrice, la Palestinienne Annemarie Jacir. Née en 1974 à Bethléem, elle a grandi en Arabie saoudite, a été formée au cinéma à New York, et est installée à Amman, en Jordanie, faute d’être autorisée à vivre chez elle. Après Le Sel de la mer, en 2008, et When I Saw You, en 2012, Wajib poursuit l’exploration filmique du destin palestinien en un mantra artistique tenaillé par la question de l’exil et de l’impossible retour. Après la colère et la révolte contenues dans les deux premiers titres, une tonalité nouvelle, qui les assourdit sans les annuler, enrobe ce troisième long-métrage : la douceur et l’humour.
Joute filiale
Le théâtre des opérations oscille entre la vieille Volvo familiale, les gens visités, et les rues qui relient l’une aux autres. Au premier de ces chapitres, outre les dissensions ordinaires qui peuvent aigrir les rapports entre un père et un fils, s’ajoute ici l’ordinaire d’une situation extraordinaire. La dignité bafouée. Le rapport à l’Histoire et à la tradition. Le choix d’une fiancée. La considération pour l’action de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). L’attitude à adopter face aux Israéliens, hostiles, et plus encore amicaux. Autant de questions qui hérissent les deux hommes, le vieux briscard de père étant plus porté à relativiser les idéaux et arrondir les angles que son rejeton, plus tempétueux et d’autant moins disposé au compromis qu’il ne vit plus ici.
Les gens et la ville forment tout au plus un décor à cette joute filiale, pas assez creusés pour entrer de plain-pied dans la dramaturgie, mais suffisamment esquissés pour qu’on y devine l’arrière-plan du duel affectueux qui tient la vedette. Une ville belle et abandonnée à la fois, jonchée de poubelles et de bâches défigurant des maisons et des paysages à la beauté orientale, des gens sous tension permanente qui s’efforcent de maintenir une tenue entre le stoïcisme de la fidélité à la terre et la mort à soi-même. Le conflit entre le père et le fils recouvre ainsi l’oscillation douloureuse, kafkaïenne, dirait-on, de l’identité des Palestiniens d’Israël, qui ont fait le choix de rester dans un pays dont ils sont devenus citoyens mais qui leur demeure étranger.
L’humour de Wajib, comme politesse du désespoir, place à cet égard le film dans le sillage de l’œuvre d’Elia Suleiman, cet incomparable artiste à qui il revient d’avoir inscrit en lettres de feu le destin palestinien au cinéma, en trois longs-métrages : Chronique d’une disparition (1996), Intervention divine (2002), Le temps qu’il reste (2009). Manifestement inspiré par le premier d’entre eux, Wajib en reprend l’un des motifs de prédilection : l’épuisement moral. Car voilà bien ce qui menace, face au mur d’indifférence qui les environne, l’aspiration comme l’inspiration palestiniennes, ainsi que semble en témoigner l’attristant retrait d’Elia Suleiman. Mais tant qu’il se trouvera un film pour avoir la force de le montrer, l’idée d’épuiser l’épuisement lui-même restera vivante.
WAJIB, Bande-annonce, sortie le 14-02-2018
Durée : 01:49
Film palestinien d’Annemarie Jacir. Avec Mohammad Bakri, Saleh Bakri, Maria Zreik, Rana Alamuddin (1 h 36). Sur le Web : distrib.pyramidefilms.com/pyramide-distribution-catalogue/wajib-l-invitation-au-mariage.html