Prévention de la radicalisation : « Le tout-répressif ne résoudra pas durablement le problème »
Prévention de la radicalisation : « Le tout-répressif ne résoudra pas durablement le problème »
Dans un entretien au « Monde », le sociologue Farhad Khosrokhavar considère que le plan national de prévention de la radicalisation, présenté vendredi, ne répond pas au problème sur le long terme.
Le sociologue Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). / DAMIEN MEYER/AFP
Le premier ministre, Edouard Philippe, a réuni, vendredi 23 février à Lille, un Comité interministériel de la prévention de la délinquance et de la radicalisation, et annoncé, à la mi-journée, un plan national de prévention de la radicalisation en soixante mesures, baptisé « Prévenir pour protéger ».
Dans un entretien au « Monde », le sociologue Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), déplore une démarche marquée, selon lui, par le « tout-répressif » et estime que le volet de l’intégration « manque cruellement ».
Les mesures présentées par le gouvernement contre la radicalisation vous paraissent-elles aller dans le bon sens ?
Il y a un certain nombre de points positifs, comme par exemple impliquer les acteurs d’Internet, ou la professionnalisation des acteurs locaux. Mais, dans l’ensemble, je trouve que cela pose un vrai problème, qui est qu’il s’agit surtout d’un volet répressif.
Sur le long terme, cela ne répond pas au problème, parce que les acteurs connaissent les failles du système et vont s’adapter. Le volet « intégratif », que l’on trouve par exemple au Danemark, et qui pousse à la réadaptation à la société civile des jeunes radicalisés, manque cruellement ici.
Vous voulez dire par exemple que les aspects sociaux et économiques, notamment en direction des quartiers dits défavorisés, ne sont pas suffisamment pris en compte ?
Volet social, volet économique et volet que je qualifierais moi de citoyen, c’est-à-dire donner une chance à ces jeunes de se racheter en les intégrant dans des groupes qui pourraient les faire réfléchir sur leur propre trajectoire et recommencer une vie nouvelle.
Sans cela, le volet répressif aboutira à ce que, dans quelques années, ces jeunes sortant de prison vont redevenir extrémistes. D’autant plus que la prison n’est pas un environnement très favorable pour déradicaliser les jeunes. C’est plutôt l’inverse qui est vrai. Ce côté tout-répressif ne résoudra pas durablement le problème.
Les Anglais, par exemple, ont un programme de déradicalisation, de suivi, de tentative d’intégration de ces jeunes par le travail, pour leur faire acquérir une compétence technique par exemple. En France, nous avons commencé à le faire très tardivement, en 2014. La Norvège quant à elle, qui a une longue expérience avec les néonazis, a pu s’en servir avec les djihadistes.
Je crois qu’un projet commun européen, pour mettre à profit l’expérience de chaque pays dans la déradicalisation, serait une très bonne chose. A ma connaissance cela n’existe pas.
Vous parlez de prison. N’y a-t-il pas un virage du gouvernement, qui dit vouloir mettre en place un régime de détention spécifique afin de pouvoir regrouper les détenus radicalisés dans des quartiers étanches du reste de la prison ?
Cela a toujours été un entre-deux. Cela a commencé en novembre 2014 avec la prison de Fresnes dont le directeur, avant même le gouvernement, a lancé l’idée du regroupement [cette expérimentation a ensuite été déclinée dans cinq « unités de prise en charge de la radicalisation » de 2015 à 2016]. Ce qu’il y a d’acquis au moins à ce sujet, maintenant, c’est qu’on les regroupe après avoir évalué leur degré de radicalisation. C’est plutôt positif.
Parce que si vous mettez un endurci avec un jeune radicalisé qui a des doutes, c’est celui qui a des doutes qui va devenir un endurci et pas l’inverse. Sur ce plan, le gouvernement a appris de ce que disaient les chercheurs.
Sur le volet carcéral, je crois néanmoins que nous restons toujours dans une direction – pas seulement française – qui est répressive.
Concernant le volet éducatif, que pensez-vous des mesures préventives et de détection présentées ?
Les modalités d’application, je le crains fort, risquent d’accentuer ce que l’on pourrait appeler les préjugés sociaux contre les musulmans. Toute femme qui porte le foulard et qui refuse de l’ôter en rentrant dans une école risque d’être suspectée d’être dans l’antichambre de la radicalisation.
Or, empiriquement on est très loin de prouver que le fondamentalisme, même quelque fois aigu, va dans le sens de la radicalisation djihadiste. Cela désocialise, mais cela ne radicalise pas pour autant.
La logique qui consiste à suivre, avec un regard parfois inquisitorial, ces personnes-là, risque plutôt d’avoir des effets négatifs, en fonctionnant plus comme une prophétie autoréalisatrice que comme un instrument dissuasif. A force de les identifier comme suspects, on peut les pousser à la radicalisation.
Concernant la recherche sur la radicalisation, que le gouvernement veut encourager et développer, où en est-on au niveau européen et français ?
Au niveau européen, il y a peu de coopération au niveau de la recherche, mais il y a tout de même une mise en branle avec des projets de parfois 4 ou 5 millions d’euros. Il y a déjà un certain nombre d’efforts qui ont été faits, mais qui ne seront couronnés de succès que sur le moyen terme.
L’ouverture des données – auxquelles l’accès était très compliqué – est une bonne chose. En France, il faudrait aussi démultiplier les chaires et les postes au CNRS. Mais le terme même de radicalisation ne fait pas l’unanimité chez les chercheurs. Certains le rejettent et pensent qu’il déplace le problème à un niveau qui n’est pas très utile à la recherche et transforment le chercheur en substitut du policier ou des services de renseignement.
Il y a des progrès en France sur la recherche, avec des chercheurs de talents. Le problème essentiel, c’est sa surmédiatisation. Les enjeux de recherche se transforment en sensationnalisme médiatique et cela a un effet négatif.
En demande-t-on trop à la recherche sur la radicalisation ?
Quand on demande immédiatement des résultats tangibles, on en demande trop, parce que ces recherches ne peuvent avoir de sens que sur une durée minimale. On ne peut pas faire une recherche sur trois mois et avoir des résultats tangibles. Or, comme nous sommes dans des sociétés qui ont été traumatisées, on pousse un peu les chercheurs à des résultats dans un laps de temps relativement court. Mais ils doivent résister à cela.