La nouvelle loi sur le secret des affaires menace-t-elle la liberté d’informer ?
La nouvelle loi sur le secret des affaires menace-t-elle la liberté d’informer ?
Par Maxime Vaudano
Le Parlement s’apprête à transposer en droit français la directive européenne sur le secret des affaires, qui avait été décrite comme une menace pour la liberté d’informer lors de son adoption en 2016.
La nouvelle loi sur le secret des affaires menace-t-elle la liberté d’informer ? / CC BY 2.0/Dinosoft Labs
Deux ans après la polémique, voici venue l’heure de vérité pour la très décriée directive sur le secret des affaires. Ce nouveau cadre européen protégeant la confidentialité des informations des entreprises s’apprête à faire son apparition dans le droit français. Les députés macronistes ont déposé le 19 février une proposition de loi pour transposer cette directive européenne de juin 2016. De quoi relancer les inquiétudes sur les possibles conséquences sur la liberté de la presse et la protection des lanceurs d’alerte.
Qu’est-ce qu’une directive ?
C’est une sorte de loi européenne. Proposée par la Commission européenne, elle doit être adoptée obligatoirement par les 28 gouvernements européens et par les députés du Parlement européen.
Mais elle n’est pas directement applicable dans les 28 pays de l’Union européenne après ce vote. Ceux-ci ont deux ans pour voter une loi nationale conforme aux grands principes de la directive – ce qui laisse une petite marge de manœuvre pour l’appliquer différemment selon les pays.
Dans le cas présent, la France doit transposer avant le 9 juin 2018 la directive du 8 juin 2016 sur le secret des affaires en votant une loi, sous peine de sanctions.
Quel est l’enjeu ?
La directive vise à protéger les entreprises contre le vol de leurs secrets industriels ou leur divulgation à des concurrents ou au grand public. Qu’il s’agisse d’une recette, d’un brevet, d’un secret de fabrication, d’une donnée économique stratégique ou d’un document interne, ces informations confidentielles peuvent s’avérer précieuses. Or, selon les entreprises, les moyens de rétorsion contre ceux qui les subtilisent ou les diffusent étaient insuffisants dans l’UE. Elles réclamaient donc une uniformisation de la loi, leur permettant d’obtenir réparation en cas de violation et de punir les coupables.
Le souci du secret d’une entreprise peut cependant parfois entrer en contradiction avec l’intérêt général. Il est par exemple admis dans une démocratie qu’une entreprise doive publier chaque année ses comptes, rendre compte de ses grandes décisions à ses salariés ou coopérer avec le fisc et la justice. De même, les journalistes et les lanceurs d’alerte estiment que le droit d’informer doit pouvoir justifier la révélation de certaines informations.
C’est cette tension entre deux objectifs parfois antagonistes qui a nourri la controverse pendant la préparation de cette directive. Les observateurs les plus critiques y voyaient une arme des multinationales pour bâillonner la liberté d’informer, et empêcher de nouveaux scandales financiers de type « LuxLeaks » ou « Panama Papers ». En effet, des entreprises empêtrées dans ce genre d’affaires d’évasion fiscale pourraient être tentées d’invoquer le secret des affaires pour empêcher la publication d’informations confidentielles compromettantes sur leurs pratiques.
Qu’est-ce qui va changer ?
La proposition de loi déposée par les députés de La République en marche le 19 février ne recèle guère de surprises : elle suit le texte de la directive européenne, que l’on connaît depuis 2016. Elle rend illégale l’obtention, l’utilisation ou la divulgation d’une information qui répond à ces trois critères :
Elle n’est pas connue ou aisément accessible à des personnes extérieures à l’entreprise ;
Elle revet une valeur commerciale parce qu’elle est secrète ;
Elle a fait l’objet de mesures de protection « raisonnables » de la part de l’entreprise.
Dès lors que ces conditions sont réunies, l’entreprise peut saisir la justice afin de prévenir ou faire cesser l’atteinte à son secret des affaires : cela peut aller de la destruction des disques durs sur lesquels l’information serait stockée, jusqu’à l’interdiction préventive d’une prise de parole visant à divulguer le secret. L’entreprise peut également réclamer à celui qui a violé son secret une réparation financière, proportionnelle à la perte subie et au préjudice moral que l’affaire lui a causé.
Cet arsenal a de quoi dissuader nombre d’aspirants espions industriels. Mais quid des journalistes, lanceurs d’alerte et salariés ? Pour eux, la loi prévoit des protections spécifiques. Ces dernières avaient déjà été obtenues dans le cadre de la directive européenne, sous la pression des organisations de la société civile et des associations de journalistes.
Les journalistes seront-ils protégés ?
La proposition de loi considère que le secret des affaires ne peut pas s’appliquer lorsqu’il s’agit d’« exercer le droit à la liberté d’expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse ». Il est donc improbable que des entreprises puissent utiliser cette loi pour bloquer la publication d’une enquête ou réclamer des dommages et intérêts à un journal.
Ce qui ne signifie pas que les journalistes sont totalement protégés contre de telles pressions. Les nombreux angles d’attaques judiciaires qui étaient déjà à la disposition des entreprises avant cette loi demeurent. Par exemple, l’enseigne Conforama a récemment réussi à faire retirer un article de l’hebdomadaire Challenges faisant état de ses difficultés financières. Il a pour cela invoqué non pas le secret des affaires, mais une disposition du code du commerce français qui interdit de rendre publiques les procédures de « mandat ad hoc ».
Même si la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales garantit la liberté d’expression, elle autorise des restrictions à son exercice dans certains cas – et notamment « la protection de la réputation ou des droits d’autrui » et « la divulgation d’informations confidentielles ».
Que prévoit le projet de loi pour les lanceurs d’alerte ?
Pour eux, la situation est plus compliquée. La loi prévoit que le secret des affaires ne saurait être opposé aux personnes qui révèlent « de bonne foi une faute, un acte répréhensible ou une activité illégale dans le but de protéger l’intérêt public général ». Elle fait aussi référence à la loi « Sapin 2 », qui a pour la première fois défini et protégé le statut de lanceur d’alerte en décembre 2016.
Le problème réside précisément dans cette définition du lanceur d’alerte. Celle-ci est relativement claire pour la dénonciation de faits illégaux commis par l’entreprise. Mais un lanceur d’alerte peut aussi révéler au nom de l’intérêt général des faits légaux mais contraires à l’éthique : ce fut par exemple le cas dans l’affaire LuxLeaks, avec la mise au jour d’accords fiscaux secrets conclus entre l’administration luxembourgeoise et le cabinet PricewaterhouseCoopers pour le compte de grandes multinationales, qui n’étaient pas illégaux à l’époque. Les tribunaux protégeront-ils aussi les lanceurs d’alerte dans de pareils cas, en estimant que leurs révélations relèvent de l’intérêt général ?
« Selon nous, la transparence doit devenir la règle et le secret l’exception », avait déclaré Daniel Lebègue, directeur de l’ONG Transparency International, dans les colonnes du Monde en 2016. C’est la logique inverse qui s’appliquera aux lanceurs d’alerte qui, contrairement aux journalistes, devront faire la preuve de leur bonne foi pour être protégés. De quoi nourrir une incertitude juridique qui pourrait dissuader les velléités de dénonciation.
Les salariés seront-ils protégés ?
La loi prévoit une troisième exception au secret des affaires, pour les salariés qui obtiennent des informations internes sur leur entreprise et les transmettent à leurs représentants (des délégués syndicaux, par exemple). Elle pose toutefois une condition importante à cette protection : la divulgation de l’information doit être « nécessaire » à l’exercice des fonctions du représentant du salarié. Ce qui pourrait encore une fois être sujet à interprétation de la part des tribunaux.