Nathan Sawaya à La Villette à Paris, le 26 avril. / NICOLAS SIX / LE MONDE

Ancien avocat en droit commercial à New York, Nathan Sawaya, né en 1972 à Colville (Etat de Washington), entre en 2004 dans le groupe Lego, et en démissionne six mois plus tard pour s’investir totalement dans la création artistique. Son exposition, « The Art of The Brick », actuellement à la Villette, à Paris, propose une série de super-héros de comics en Lego, du 29 avril au 19 août. A cette occasion, Le Monde est allé à la rencontre de l’artiste, en quête de son enfance.

Pourquoi avoir choisi le thème des super-héros ?

J’ai fait beaucoup d’expositions dans ma carrière. Pour celle-ci, je voulais me focaliser sur le bien et le mal. Vers quel meilleur endroit me tourner que vers les comics ? J’ai pensé à mon enfance et aux héros que j’ai vu grandir, comme Batman, Superman et Wonderwoman.

Avez-vous une immense pile de comics qui datent de votre enfance dans un grenier ?

Non, la plupart de mes BD ont été jetées, je ne m’y suis pas accroché. C’est amusant parce que je suis bel et bien accro à mes Lego. D’ailleurs, quand je me suis mis à explorer la création d’œuvres en Lego, ce sont précisément ces vieilles briques que j’ai utilisées.

Avez-vous relu beaucoup de bandes dessinées pour cette exposition ?

J’ai fait beaucoup de recherches. J’ai fait des séances de brainstorming avec des artistes de DC Comics, comme le légendaire Jim Lee, qui m’a aidé à créer la Batmobile. Tout cela représente tellement d’histoires. Le personnage de Superman a plus de 80 ans. Je voulais absolument m’entourer de personnes qui ont un grand savoir sur cette histoire.

Est-ce DC Comics qui a été à l’initiative de cette exposition, ou est-ce vous qui êtes allé vers eux ?

J’ai travaillé avec DC sur une opération de levée de fonds pour la corne de l’Afrique. Je leur ai fait don d’une sculpture de Catwoman, et ils ont apprécié mon travail. Quand je suis revenu vers eux pour faire cette exposition, nous avions déjà un canal de communication ouvert.

A vos yeux, les super-héros charrient-ils un imaginaire proche des dieux de l’Antiquité ?

Assurément. Superman est proche d’Hercule, Neptune d’Aquaman. Je joue un peu avec ça. D’une certaine façon, tous ces super-héros sont les dieux d’aujourd’hui. Sur une de mes sculptures de Superman, je lui ai mis des ailes, comme un ange, parce qu’il est à l’image d’un dieu.

Le super-héros Flash. / NATHAN SAWAYA / NICOLAS SIX / LE MONDE

Une œuvre en Lego casse la barrière entre le créateur et le spectateur : le spectateur pourrait presque l’avoir assemblée…

Absolument. On peut prendre du plaisir à regarder une sculpture en marbre, mais très peu de personnes ont du marbre à tailler à la maison. On peut parler de démocratisation de l’art. J’ai choisi d’utiliser des Lego précisément parce que les spectateurs peuvent facilement tisser des liens avec ce medium. Qu’on soit adulte ou enfant, lorsqu’on visite cette exposition, on a rapidement envie de poser ses mains sur des Lego. Nous offrons un espace créatif à la fin de l’exposition, avec trois grands bacs remplis de briques. Les créations des spectateurs seront même exposées à l’entrée de l’exposition.

Votre travail rassemble des spectateurs très différents. Vivez-vous cela comme une responsabilité ?

Cela me rend humble de voir que tant de personnes parviennent à se connecter à mes œuvres. Quand j’ai démarré la création avec des Lego, peu de personnes comprenaient. Quand j’allais voir une galerie, je lançais : « Je fais du Lego art. ». Et le galeriste pensait à la devanture d’un magasin de jouet.

Qu’y a-t-il d’universel dans le Lego ?

Les briques de Lego transcendent le langage. En Afrique, j’ai rencontré des gens qui n’avaient jamais entendu parler de Lego. Mais ils ont compris immédiatement quand on a commencé à assembler quelques briques. C’est incroyable.

Les sculptures exposées affichent des tailles variées. / NATHAN SAWAYA / NICOLAS SIX / LE MONDE

Une sculpture de taille humaine, cela représente combien de temps d’assemblage ?

De deux à trois semaines, et environ vingt-cinq mille briques. Cette exposition représente un an et demi de travail pour plus d’une centaine d’œuvres originales.

Avez-vous dû vous former à l’ingénierie pour faire tenir ces œuvres debout ?

Mon père est un ingénieur civil. Les premières années, il m’aidait occasionnellement. Dans mon travail, il y a toujours eu des défis de construction. Ces œuvres voyagent, elles sont exposées, elles doivent donc être solides. Au tout départ, quand je construisais mes œuvres, il m’arrivait d’oublier la taille de ma porte. Je n’arrivais pas à sortir mes sculptures ! Au fil des années, je me suis beaucoup documenté, j’ai testé beaucoup de solutions.

Nathan Sawaya s’inspire parfois du pop art. / NATHAN SAWAYA / NICOLAS SIX / LE MONDE

Vous assemblez vos sculptures avec de la colle. Cela veut-il dire qu’il est impossible de revenir en arrière ?

Avec l’expérience, j’ai de moins en moins besoin de tester mes idées, je colle donc souvent tout en créant. Mais quand je me trompe, je sors le marteau et le ciseau, et je fais voler une partie de la sculpture, les briques partent dans tous les sens. Puis je reprends à l’endroit exact où je m’étais trompé. Je perds des heures de travail, parfois même des jours.

Dans quel état est-on lorsqu’on assemble des Lego dix heures par jour ?

J’entre parfois dans une forme de transe. Quand je commence une sculpture, je suis généralement très heureux, voire extatique. Ça démarre à toute vitesse parce que j’ai une idée en tête et que je veux l’exploiter immédiatement. A mi-chemin, bien souvent, le moral chute : « Je ne suis pas sûr que cela soit beau. Est-ce bien ce que je veux faire de ma vie ? » Puis, au fil du temps, mon moral remonte. Au moment de finir, je reviens à mon point de départ : « Ah oui ! C’est exactement ça ! C’est le Joker ! »

Cette sculpture du Joker fait référence à une autre œuvre de Nathan Sawaya, représentant un homme anonyme. / NATHAN SAWAYA / NICOLAS SIX / LE MONDE

Vos sculptures gardent les lignes brutes des briques de Lego classiques. Pourriez-vous utiliser des Lego arrondis ?

J’aime les lignes bien distinctes et les coins aigus. J’aime que ces angles droits apparaissent lorsqu’on s’approche de mes œuvres, puis qu’ils disparaissent lorsqu’on s’en éloigne, pour se fondre en courbes. C’est la magie des Lego.

Y a-t-il des jours ou vous regrettez votre première carrière d’avocat en droit commercial à New York ?

Les pires jours d’un artiste sont toujours préférables aux meilleurs jours d’un avocat.

Quand vous vous êtes lancé, était-ce difficile de convaincre votre entourage ?

Beaucoup de personnes interrogeaient mes choix. Allais-je pouvoir payer mon loyer à la fin du mois ? Ma famille me soutenait, mais mes patrons étaient désorientés quand je leur ai annoncé que je quittais la firme pour jouer avec des briques… Mes collègues étaient mitigés. Certains étaient jaloux que je suive mon rêve, d’autres me disaient « tu me laisses tomber ».

Je dis ceci aux gens qui veulent changer de vie : préparez-vous à beaucoup de négativité. Bâtissez soigneusement votre projet. Cela n’est pas quelque chose qu’on démarre du jour au lendemain. Si vous voulez devenir une rock star, c’est génial, mais avant de sauter sur scène, faites bien attention à prendre une leçon de guitare. Il m’a fallu deux ans pour préparer la transition.

Les Lego, est-ce le premier média que vous avez essayé en tant qu’artiste ?

J’ai d’abord expérimenté des câbles, des capsules de bouteille, des bonbons. Mais maintenant que j’ai accumulé sept millions de briques, je vais probablement rester sur cette voie !