Nikol Pachinian s’adresse à la foule lors de son meeting à  Vanadzor, au nord de l’Arménie, le 28 avril. / OLGA KRAVETS POUR LE MONDE

Mais qui est-il donc, cet homme à l’allure de baroudeur qui, en l’espace de quelques semaines, a ébranlé le système politique arménien, fait démissionner son premier ministre et incité des dizaines de milliers de personnes à investir les places, les rues, les jardins, pour réclamer « le pouvoir au peuple » ? Qui est-il donc, ce journaliste de 42 ans devenu député, qui prétend mener une révolution « de velours » – comme celle de Tchécoslovaquie en 1989 – mais dont le pacifisme, l’autodiscipline et les mots d’amour – oui, d’« amour » ! – sculptent dans le Caucase quelque chose d’inédit ?

Qui diable est ce rebelle qui ose braver le grand frère russe – qui ne l’avait pas vu venir –, les oligarques – qui le méprisaient tant – et ses confrères du Parlement arménien, englués dans un système postsoviétique, gangrenés par la corruption et la prévarication, et totalement déconnectés de la population ? Une énigme ? Les think-tanks et diplomates occidentaux s’interrogent, perplexes devant l’ovni, à la différence de la population qui, elle, paraît bien le connaître, boit chaque soir ses discours, l’encourage, l’embrasse et le plébiscite depuis deux semaines comme « premier ministre du peuple ». Cela lui convient.

L’opposant Nikol Pachinian lors de son arrivée à Vanadzor, au nord de l’Arménie, le 28 avril. / OLGA KRAVETS POUR LE MONDE

Nikol Pachinian ne voit pas d’autre solution que lui-même pour résoudre la crise et se prévaut donc du titre, estimant désormais « légitime », « obligatoire », son élection à ce poste, le 1er mai, lors d’une session extraordinaire du Parlement. Sans quoi… Oh, personne dans son entourage ou parmi les manifestants ne veut imaginer un revers. Et il ne jure que par les modes de pression pacifiques. Mais les foules sont déjà appelées à se tenir prêtes, ce jour crucial, dès 8 heures du matin, pour affluer près de l’Assemblée nationale.

Romantisme

Epuisé par le manque de sommeil, mais prêt à repartir arpenter les rues d’Erevan et tenir meeting, il fronce un sourcil contrarié, ce 29 avril, lorsque Le Monde lui demande quel mystère se cache sous le treillis militaire et la barbe à la Fidel Castro, avec lesquels il se présente depuis la révolution. « Franchement, dit-il, j’aurais préféré un parallèle avec Vaclav Havel, Lech Walesa ou Nelson Mandela ! Notre méthode, comme la leur, est basée sur le dialogue et la lutte non armée. Et je suis si admiratif du succès de Mandela pour surmonter la haine dans son pays. » L’Arménie est certes plus homogène que l’Afrique du Sud. « Mais une immense fracture sépare le peuple et ses dirigeants. Ma priorité sera de l’éliminer et de changer les mœurs politiques, dans le cadre de la loi, de la démocratie et du respect des droits de l’homme. »

Meeting de soutien à Nikol Pachinian, à Gumri, au nord-ouest de l’Arménie, le 27 avril. / OLGA KRAVETS POUR LE MONDE

Son constat n’est pas nouveau, assure-t-il. « Depuis que j’ai 16 ans et que je me suis engagé dans le journalisme, je n’ai eu de cesse de révéler et dénoncer les perversités de ce système. J’ai été menacé, pourchassé. Mon journal a été traîné en justice. Ma voiture a explosé, en 2004, lors d’un attentat. Mon engagement direct en politique en 2007 m’a ensuite valu des poursuites, la clandestinité, la prison, avant d’être élu deux fois député. Cela fait une sacrée expérience ! » C’est elle qui l’a conduit à entreprendre en mars une marche à travers le pays pour « réveiller le peuple ». L’inciter à se rebeller. Le conjurer de ne pas se résigner à un nouveau mandat de l’ancien président, Serge Sarkissian, après dix ans de pouvoir, cette fois sous le titre de premier ministre.

« J’ai quitté mon costume, ma cravate, ma maison et j’ai marché de village en village, dormant la nuit sous la tente, dans la nature sauvage. Et les gens peu à peu m’ont rallié. Oui, ma marche était symbolique : j’incitais à se mettre dans mon pas. Oui nous sommes romantiques. Et alors ? Sans romantisme ni idéalisme on ne fait rien ! Et croyez-moi, cela implique une grande responsabilité ! »

L’alternance

Il assure manquer encore de recul sur cette aventure qui, de jour en jour, a aggloméré des milliers de personnes et s’est conclue, après deux semaines, par des rassemblements gigantesques dans la capitale Erevan, qui lui ont donné un pouvoir sans aucun rapport avec le faible nombre de députés (neuf) de sa coalition au Parlement (Yelk). Un livre, une inspiration, susceptibles d’éclairer son combat ? Il cite sans hésiter Le Nouveau testament qu’il relit régulièrement. Et il ajoute les auteurs de la littérature classique arménienne exaltant le grand rêve d’un pays ancien et douloureux. Quant au mot « amour » cité dans ses discours… « On ne parle pas comme les autres politiques. C’est pour ça que ça s’appelle une révolution. »

Voilà pour les ressorts. « Tolérance », insiste-t-il. « Droits humains. » Il n’y aura pas de vendetta. Pour le reste, dit-il, il se sent parfaitement prêt à diriger le pays, dès mardi 1er mai, et n’aura aucun problème pour trouver, en Arménie et « dans la solidarité internationale », une équipe de collaborateurs compétents. « Je le répète : je ne vise pas l’établissement de mon propre pouvoir, mais celui du peuple. »

Quelles garanties offre-t-il ? Les dictateurs n’ont-ils pas commencé par prendre le pouvoir « au nom du peuple » ? Il sourit :

« On vient d’assister à la renaissance du peuple arménien. Et ce qu’il vient de faire – virer son dirigeant – il sait qu’il pourra désormais le refaire à tout moment. Ça change tout ! Il aura le droit de ne pas me pardonner si je dévie de mes promesses et le déçois. Je ferai tout pour conserver sa confiance, hein ! Mais je ne m’accrocherai jamais ! Et mon plus grand rêve, quitte à vous paraître étrange, serait qu’après avoir gagné le pouvoir, par décision du peuple, je le perde un jour, sur sa même décision, à l’issue d’une élection. Une vraie ! »

Pendant 28 ans, le gouvernement en place a toujours gagné les élections, dit-il. Comme par hasard. Dans les faits : en trichant. « Eh bien, le succès de cette révolution se constatera le jour où, enfin, le pouvoir en place sera défait et permettra l’alternance. »

Note « positive »

Une nouvelle ère, promet-t-il, courant rejoindre ses partisans qui l’attendent pour marcher à ses côtés vers la vaste Place de la République, où il doit délivrer un nouveau discours. La capitale de l’Arménie apparaît déjà sous son entier contrôle. A 12 heures pile, comme il l’avait demandé, des piétons ont bloqué joyeusement les rues et carrefours d’Erevan. A 16 heures pile, ils se sont repliés, laissant passer les voitures ceintes du drapeau national dans un tonnerre de klaxons. A 20 heures, il prend la parole pour annoncer que lundi, il reviendrait enfin à son bureau du Parlement afin de rencontrer les différentes fractions parlementaires.

Il demande donc d’arrêter provisoirement tout acte de désobéissance civile. Il évoque aussi une rencontre conclue le matin même sur une note « positive » avec une délégation de la douma, le parlement russe. Mais s’il espère une meilleure coopération avec la Russie, il veut qu’il en soit de même avec l’Europe et les Etats-Unis, comme avec la Géorgie et l’Iran. Les considérations de géopolitique ne sont décidément pas sa priorité, confirment tous ses proches. Les malheurs de l’Arménie ne viennent pas de ses voisins a-t-il toujours pensé, mais de la « pourriture » de son système politique.

Nikol Pachinian, à Erevan, le 24 avril. / OLGA KRAVETS POUR LE MONDE