Football : les ligues inférieures se rêvent en première classe
Football : les ligues inférieures se rêvent en première classe
LE TEMPS.CH
Les ligues sportives ont cédé massivement à la tentation du superlatif. Quitte à aboutir à des dénominations absurdes quand plus personne ne veut apparaître comme de second rang.
Les joueurs de Blackburn Rovers fêtent leur promotion de la League One au Championship, le 24 avril à Doncaster. / Simon Cooper / AP
C’est l’histoire de compétitions sportives qui ne veulent plus être classées. De divisions inférieures qui n’osent dire leur nom. Du sport moderne et de son injonction paradoxale : hiérarchiser mais ne surtout pas dévaloriser. C’est une histoire contemporaine qui, à force de ménager la chèvre et le chou, de manier l’euphémisme et le superlatif, mêle le rationnel et l’absurde.
Dans sa forme la plus aboutie, le spectacle sportif vend – fort cher – l’excellence. Public, médias et sponsors sont prêts à payer mais à condition d’avoir la certitude qu’il s’agit de « la crème de la crème » (comme disent les Anglais). Problème : le sport repose sur une structure pyramidale ; pas de spectacle majeur sans ligues mineures, pas de championnat professionnel sans catégories semi-professionnelles et amateurs. Il n’y a pas de meilleurs sans moins bons, mais plus grand monde ne veut les voir, alors qu’ils ont également besoin de public, de médias et de sponsors pour développer des moyens de prospérer et de fournir l’élite.
Le football, qui a parallèlement commencé la transformation de ses stades, de ses règles et de ses supporters, a trouvé une parade en modifiant les noms de ses compétitions. Le nouveau terme doit être valorisant, quitte à tricher un peu sur la marchandise. Impossible désormais pour les catégories inférieures de porter un nom reflétant clairement leur position. C’est le règne du « first », du « gold », du surclassement en Premium pour tous. Il faut appartenir au moins à la troisième ou quatrième série pour accepter d’être numéroté 2 ou classé B sans se sentir dévalorisé.
Lorsque le développement du sport a imposé la création de plusieurs catégories de niveaux différents, la densité s’est développée par le bas. On ajouta une ligue B, puis C, etc. Cet ordre ancien a été remis en question au début des années 1990 lorsque les clubs professionnels se sont désolidarisés du monde amateur et ont manifesté leur volonté de s’auto-organiser pour générer davantage de revenus. Coincées entre le marteau et l’enclume, les ligues inférieures professionnelles durent se battre pour exister.
Le modèle anglais
Les Anglais ont titré les premiers. En 1992, la Premier League a remplacé la First Division, laquelle a pris la place de la Second Division, qui a elle-même chassé la Third Division. Ce jeu de domino a de nouveau été bouleversé en 2004 par l’apparition du Championship (2e division). Depuis, le premier niveau anglais s’appelle Premier League, le deuxième niveau Championship, le troisième... League One, le quatrième League Two. La National League est le cinquième niveau, le premier non professionnel.
Le modèle anglais a rapidement été copié, en Ecosse ou en Belgique, où cohabitent pas moins de trois premières divisions. En Turquie, la Süper Lig est un peu plus super que la 1re Lig, qui est tout de même très bien. Aux Pays-Bas, la troisième division s’appelait jusqu’en 2016 la Top Klasse (pas besoin de traduire).
Dans le football italien, derrière les Serie A et B, les Serie C et D sont devenues en 2008 Lega Pro 1 et 2. Ce qui ne les empêche pas d’enchaîner les faillites.
Au niveau européen, la Ligue des champions - qui ne comptait que 17 champions sur 32 équipes en début de saison - et l’Europa League, terme neutre, ont remplacé les anciennes coupes d’Europe. Le public et les médias les surnommaient C1 (Coupe des clubs champions), C2 (Coupe des vainqueurs de coupe) et C3 (Coupe de l’UEFA), ce qui exprimait une hiérarchie qui existait de fait.
Professeur de sociologie du sport à l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne (Issul), Fabien Ohl comprend bien la logique derrière ces mutations. « Le classement sportif est l’élément central de ce qui détermine la valeur dans cet espace social qu’est le sport, souligne-t-il. C’est le bien le plus précieux de ce milieu. Il permet d’obtenir de l’audience, de vendre des images, des billets, des vêtements, etc. En conséquence, c’est un bien qu’il faut absolument préserver et valoriser. »
Mais pourquoi valoriser toutes les compétitions ? « Partir d’une ligue A et descendre jusqu’à des ligues E ou F, c’est dévaloriser les derniers classés et faire penser qu’un seul classement a de la valeur, répond Fabien Ohl. Au contraire, donner de la valeur à la ligue E ou F a pour conséquence de donner encore plus de valeur aux ligues supérieures. »
« L’effet psychologique est réel »
En France, les deux principales divisions professionnelles sont devenues ligues pour se fixer sur les standards internationaux mais sont restées 1 et 2. En dessous, la D3 est devenue National 1 en 1993, puis simplement National. En dessous, l’appellation « National 2 » est un double mensonge puisqu’il s’agit du quatrième niveau et qu’il n’est pas national, car divisé en quatre poules régionales.
Le cabinet néerlandais Hypercube a déjà collaboré avec l’UEFA et plusieurs ligues européennes sur la refonte marketing de compétitions.
« Le nom de la ligue n’a jamais été un point important de discussion, assure son consultant Kasper van Vliet. Les gens veulent tous être les meilleurs de quelque chose. Et être le meilleur de la Promotion League 1 procure un autre sentiment que dominer la troisième division. Est-ce pertinent ? Oui, car l’effet psychologique est réel. Est-ce efficace ? Difficile à dire, il faudrait étudier cela de manière plus approfondie. »
Reste à comprendre le sens de tout cela. Admettons le recours systématique à l’anglais, la langue du marketing. Mais pourquoi plus personne ne supporte-t-il d’habiter l’étage du dessous ? Il fut un temps où les films de série B avaient un certain charme, et même un charme certain. Une catégorie inférieure fait-elle de vous un être inférieur ?
« Dans un monde de l’excellence, les deuxièmes ont mauvaise presse et il est difficile pour un sponsor d’y accoler son nom, sourit l’ethnologue français Christian Bromberger, auteur de plusieurs travaux sur le football. Zlatan Ibrahimovic déclarait: “Etre deuxième, c’est comme être dernier.” Cela fait penser au cas des départements français dont le nom comportait l’adjectif “bas” (Basses-Alpes, Basses-Pyrénées), autrement dit Alpes, Pyrénées de deuxième classe. Dans les années 1970, on les a rebaptisés Alpes de Haute-Provence, Pyrénées-Atlantiques. »
Pour le sociologue Fabien Ohl, « le marketing rend nécessaire un changement d’appellation, mais l’explication est surtout sociale, elle réside dans la nécessité d’entretenir la croyance dans la valeur des classements et de toute l’économie financière, politique et symbolique qui y est liée. Si le classement sportif est si important, c’est que les personnes et équipes classées représentent très souvent des groupements sociaux, des pays, des villes, des régions, mais aussi des identités sexuées, d’âge ou même de style de vie. » Dis-moi comment s’appelle ta ligue, je te dirai qui tu es.
Laurent Favre
(Article publié le 05 avril 2018 dans Le Temps)