Des traders à la Bourse d’Istanbul, en mai. / OZAN KOSE / AFP

Ces dernières années, la période estivale a été presque systématiquement émaillée de mauvaises surprises économiques et financières. Défaut de paiement argentin en 2014, peur d’une sortie grecque de la zone euro en 2015, référendum sur le Brexit en 2016… Après l’accalmie de 2017, l’onde de choc sur les marchés pourrait bien venir, cette fois, de Turquie. Lundi 13 août, la livre évoluait toujours à un niveau historiquement bas, proche de 7 dollars, après avoir plongé jusqu’à 18 % en séance, vendredi. Depuis le début de l’année, elle a perdu 45 % de sa valeur face au billet vert.

Les Bourses européennes et asiatiques, quelque peu chahutées en fin de semaine dernière, ont terminé en légère baisse, lundi. Les taux d’emprunt de l’ensemble des pays du sud de l’Europe se sont tendus, et d’autres devises ont baissé, dans le sillage de la livre turque. Ainsi, le rand sud-africain et le rouble russe ont perdu 8 % face au dollar sur une semaine, chutant tous deux, lundi, à leur plus bas niveau depuis deux ans. Le réal brésilien, quant à lui, a cédé 4 % en sept jours, et le peso argentin, 6 %.

« Déni » des autorités

Seul un cocktail de mesures fortes serait susceptible d’enrayer la dégringolade de la monnaie

Les nouvelles mesures annoncées par Ankara ont atténué la débâcle de la livre, attisée par les tensions diplomatiques avec Washington, mais sans parvenir à la stopper. « Elles sont insuffisantes et tout porte à croire que la livre va continuer de se déprécier », prévient Guillaume Tresca, au Crédit agricole. Certes, la banque centrale a promis de fournir toutes les liquidités nécessaires aux banques du pays. Mais les déclarations tonitruantes du président Recep Tayyip Erdogan, qui a de nouveau accusé un « complot étranger » d’être à l’origine de la chute de la monnaie nationale, ont contribué à propager les inquiétudes. « Les autorités turques sont toujours dans le déni à propos de la nature de la crise affectant la livre », résume Wolfango Piccoli, analyste chez Teneo Intelligence.

De fait, seul un cocktail de mesures fortes – et temporairement douloureuses – serait susceptible d’enrayer la dégringolade de la devise et l’inflation galopante qu’elle alimente (16 % en juillet) : resserrement de la politique budgétaire, instauration d’un contrôle des capitaux, relèvement significatif des taux directeurs, voire appel à une aide extérieure. Toutefois, il est difficile d’imaginer le président Erdogan se tourner vers le Fonds monétaire international, qui exigerait des mesures de rigueur en échange d’un prêt.

Surtout, le dirigeant, faisant fi de tout bon sens économique, reste farouchement opposé au relèvement des taux. « En outre, les investisseurs doutent de la capacité de la banque centrale à prendre les mesures à hauteur de la situation », analyse Aneeka Gupta, stratège au sein de la société financière WisdomTree. Et pour cause : ces derniers mois, l’indépendance de l’institution s’est réduite comme peau de chagrin.

Piteux état du secteur bancaire

Si l’effondrement de la livre s’est accéléré du fait des tensions avec Donald Trump, il tient d’abord aux fragilités structurelles du pays. « La Turquie dépend beaucoup des financements étrangers, notamment en dollars », note Mme Gupta. Le déficit de son compte courant atteint 6,3 % du PIB et sa dette extérieure, 200 milliards de dollars (175 milliards d’euros). La croissance a été gonflée à coups de crédits faciles et d’impulsions fiscales, tandis que les entreprises se sont fortement endettées en billets verts. « L’effondrement de la livre complique le financement de ces dettes », explique Christopher Dembik, économiste chez Saxo Banque. Ce qui affaiblit le secteur bancaire, en piteux état…

Pour autant, faut-il redouter une crise comparable à celle qui avait secoué les devises asiatiques en 1997, voire une contagion à l’ensemble des places financières ? Pour l’heure, les inquiétudes en la matière paraissent excessives. « Le coup de mou des Bourses et la baisse de certaines devises tiennent aussi au faible volume des échanges estivaux sur les marchés », souligne M. Dembik. La plupart des investisseurs sont, eux aussi, partis en vacances. Et le nombre plus limité de transactions sur les différentes places amplifie artificiellement les mouvements de baisse.

Néanmoins, les fragilités d’une partie des pays émergents nourrissent les inquiétudes. Certains, car ils souffrent de difficultés internes, comme l’Argentine, forcée d’appeler le FMI à l’aide en juin pour éviter une nouvelle crise financière, ou l’Afrique du Sud. D’autres, car ils sont affectés par la remontée des taux directeurs entamée par la Réserve fédérale américaine. « Cela pousse les investisseurs à quitter les pays émergents qu’ils considèrent comme fragiles, en particulier ceux affichant d’importants déficits extérieurs, pour aller placer leur argent aux Etats-Unis, où la hausse des taux offre de meilleurs rendements », détaille Philippe Waechter, chef économiste d’Ostrum AM.

Outre la Turquie, l’Afrique du Sud, le Venezuela et l’Argentine sont particulièrement exposés, tout comme le Brésil et l’Ukraine. « La hausse des taux américains, qui devrait se poursuivre, risque d’aggraver un peu plus encore les difficultés de ces pays ces prochains mois », anticipe Vincent Lequertier, gérant chez WeSave.

Du côté européen, les craintes portent sur certaines banques concernées par le risque turc, en Espagne et, dans une moindre mesure, en France. Les valeurs bancaires, dont BNP Paribas et l’espagnole BBVA, ont été malmenées en Bourses ces derniers jours. Cependant, le risque réel reste d’une ampleur limitée, jugent les observateurs. « Le gouvernement italien, qui envisage d’aller au conflit avec Bruxelles sur les questions budgétaires, m’inquiète beaucoup plus : ce sera la bombe de la rentrée », confie un banquier parisien.