La sélection littéraire du « Monde »
La sélection littéraire du « Monde »
Chaque jeudi, la rédaction du « Monde des livres » vous propose un choix de romans et d’essais à dévorer.
LES CHOIX DE LA MATINALE
Encore une riche semaine littéraire avec pas moins de cinq romans notables sur les étals des librairies, qui vous feront voyager de la Pologne à l’Estrémadure, en passant par l’Islande. Si vous préférez les essais, Du tabac pour les morts vous expliquera comment ressusciter les défunts d’une curieuse façon...
ROMAN. « Les livres de Jakob », d’Olga Tokarczuk
La plus célèbre des romancières polonaises actuelles, Olga Tokarczuk, plonge dans les pérégrinations d’une secte messianique juive du XVIIIe siècle, qu’elle transforme en saga romanesque. Derrière la vie mouvementée des adeptes du messie autoproclamé que fut Jakob Frank (1726-1791), qui pratiquaient la « rédemption par le péché » et se convertissaient à l’islam puis au christianisme, afin d’accélérer la fin des temps, se fait sentir la nostalgie d’une diversité culturelle perdue sous les vagues du communisme puis du nationalisme qui domine à Varsovie
Le foisonnement des personnages de prophètes, de mystiques, d’aventuriers et d’escrocs dresse un portrait inattendu des Lumières, vu dans la perspective de l’Europe de l’Est d’aujourd’hui et d’hier. Un maître ouvrage. Nicolas Weill
« Les livres de Jakob » (Ksiegi Jakubowe), d’Olga Tokarczuk, Noir sur blanc, traduit du polonais par Maryla Laurent, Noir sur blanc, 1 038 p., 29 €.
NOIR SUR BLANC
ROMAN. « Federica Ber », de Mark Greene
Vingt ans plus tôt, le narrateur a passé une semaine estivale enchanteresse à Paris avec une Italienne, Federica Ber qui, après avoir fait irruption dans sa vie, lui a ouvert « des perspectives inconnues », inaugurant, chez lui, « un nouvel état d’esprit », comme si la possibilité du bonheur existait bel et bien. Avant de disparaître brusquement de sa vie.
La belle idée de Mark Greene, dans ce texte, est d’avoir cherché à prendre la mesure de ce que cette parenthèse amoureuse a bien pu laisser germer chez son narrateur, que l’on retrouve alors qu’un matin, il découvre dans le journal un fait divers dont le mystère lui rappelle Federica Ber – la criminelle supposée, recherchée en Italie, s’appelle Federica Bersaglieri. Serait-ce elle ?
Mark Greene lance son héros à la recherche d’indices accréditant son hypothèse, mais son enquête piétine. Il lui reste à s’en remettre à la rêverie, et c’est bien la puissance de Federica qui se manifeste à nouveau. Mû par la force de son désir amoureux retrouvé, le narrateur réinvente une vie possible de l’Italienne et des victimes qu’on l’accuse d’avoir précipitées dans le vide. Mark Greene trouve avec Federica Ber un merveilleux moteur d’écriture et offre au lecteur son roman le plus inspiré et le plus délicatement suggestif. Florence Bouchy
« Federica Ber », de Mark Greene, Grasset, 208 p., 18 €.
GRASSET
ROMAN. « Les Idéaux », d’Aurélie Filippetti
Une histoire d’amour clandestine entre deux êtres qu’en apparence tout oppose. Elle est résolument de gauche ; il est catholique, tenant d’une droite sociale. Elle préfère se référer au « peuple » ; lui, à la « nation ». Descendante d’ouvriers, elle vient de l’Est industriel ; lui a grandi derrière les hauts murs de pierre qui protègent des regards les vieilles propriétés de famille.
Mais ces deux élus de la République sont « faits de la même eau », écrit Aurélie Filippetti dans son troisième roman. Ils partagent la même foi dans le « bouleversant universalisme français ». Rattrapés par le vide et les faux-semblants qui minent la scène politico-médiatique, tous deux feront l’amère expérience du pouvoir, avant d’y renoncer par fidélité à ce qu’ils sont.
L’ancienne ministre s’égare parfois quand son propos, s’éloignant de l’enjeu romanesque, devient démonstratif et vire à la profession de foi. Mais ces fausses notes sont rares. D’une plume impeccable, élégante et fluide, Aurélie Filippetti livre ici une méditation tranchante sur les vanités des miroirs et de la cour, la puissance de l’idéologie dominante (« pensées zombies »), le pouvoir qui corrompt.
Au-delà, on pourrait croire que l’histoire d’amour, servant la trame narrative, est un simple prétexte. Pas tout à fait. En retenue, l’auteure ausculte avec la même précision chirurgicale le mystère du désir, la fragile beauté de l’instant présent, l’innocence des cœurs aimants : « Ils se regardaient comme deux enfants craquant des allumettes. » Solenn de Royer
« Les Idéaux », d’Aurélie Filippetti, 442 p., 21,50 €.
FAYARD
ROMAN. « Le Monarque des ombres », de Javier Cercas
Le Monarque des ombres, fascinant huitième roman de Javier Cercas, s’ouvre sur le retour de l’auteur dans son village natal d’Estrémadure pour rencontrer l’un des derniers habitants ayant connu Manuel Mena, son grand-oncle phalangiste mort au combat durant la guerre d’Espagne (1936-1939). Il s’achève, des années plus tard, avec la visite, à Brot, en Catalogne, et en famille, du lieu où celui-ci est mort après la bataille de l’Ebre.
D’un périple à l’autre se construit un dialogue puissant entre deux voix : celle du romancier, cherchant, auprès de différents témoins, qui était vraiment ce jeune homme adulé par sa mère, et celle de l’historien, dénommé Javier Cercas, s’appuyant sur les archives et les livres pour donner une lecture rigoureuse des événements de la guerre civile vécus par le soldat.
De ce dédoublement narratif jaillit un récit riche, émouvant, lardé d’interrogations mais aussi d’humour, où le romancier cherche à « comprendre », sans « juger », comment cet ancêtre a pu s’engager du mauvais côté dans cette guerre civile. Ce roman, qui donne aussi une place somptueuse aux silences, interroge le pouvoir et le droit de la littérature à conjurer la honte. C’est, dans ce cas précis, une incontestable réussite. Ariane Singer
« Le Monarque des ombres » (« El monarca de las sombras »), de Javier Cercas, traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujicic et Karine Louesdon, Actes Sud, 314 p., 22,50 €.
ACTES SUD
ESSAI. « Du tabac pour le mort », d’Anton Serdeczny
Une énigme domine la réanimation à partir des années 1730 et pendant un siècle : l’insufflation de fumée de tabac dans l’anus est prônée, le plus sérieusement du monde, comme la méthode la plus autorisée pour ramener les victimes à la vie. C’est ce que démontre brillamment un historien des sciences, Anton Serdeczny, qui, pour Du tabac pour le mort, a mené l’enquête à travers l’Europe et une multitude de textes et d’images.
Cette idée saugrenue semble resurgir des profondeurs de l’histoire, comme une branche morte du progrès vouée à l’oubli. On pourrait la traiter comme une simple curiosité d’époque, une impasse superstitieuse ; elle témoigne au contraire de ce qui se joue, pendant une période tiraillée entre raison et magie comme les Lumières, à la frontière poreuse séparant (et unissant) sciences et croyances, culture savante et culture populaire.
Rapprochant des niveaux de discours et de croyances beaucoup plus entremêlés qu’on ne pourrait le croire aujourd’hui, Anton Serdeczny retrouve de fascinantes circulations entre âme et corps, existence et mort, fluides miraculeux et réalités scientifiques, en retraçant la manière dont le vent qui souffle la fumée épicée du tabac passe du cul du noyé à sa vie (retrouvée ?). Antoine de Baecque
« Du tabac pour le mort. Une histoire de la réanimation «, d’Anton Serdeczny, préface de Jean-Claude Schmitt, Champ Vallon, « Epoques », 388 p., 25 €.
CHAMP VALLON
ROMAN. « Asta », de Jon Kalman Stefansson
Asta, le sixième roman de l’Islandais Jon Kalman Stefansson commence comme un conte. Persuadés qu’ils attendent une fille, Sigvaldi et Helga, qui s’aiment comme deux fous, ont choisi son prénom en avance. Ce sera Asta. A une lettre près, asta veut dire « amour » (ast) en islandais. Ce prénom signifiera au monde que leur petite « née de l’amour » grandira « entourée d’amour ». Mais il y a un défaut dans ce qui ressemble à la perfection. La commissure des lèvres d’Asta a une ligne étrange. Une ligne qui fait « penser à une larme »…
Depuis trente ans, Jon Kalman Stefansson construit une œuvre littéraire de premier plan, sans concession. Né en 1963, l’homme a été maçon, pêcheur, abatteur de moutons puis bibliothécaire. Son talent semble à son acmé dans ce très métaphysique et envoûtant récit.
Livre de l’amour impossible et du bonheur en fuite, Asta est aussi celui de la tristesse, de la mauvaise conscience et des reproches, « ces trois archers d’élite qui nous touchent en plein cœur ». Stefansson n’écrit pas pour plaire. Il n’a pas peur de peindre ses personnages tels qu’ils sont, nus et tremblants, désespérés d’avoir compris qu’il n’y a « nulle part où se réfugier » quand « aucun chemin ne mène hors du monde ». Florence Noiville
« Asta » (Saga Astu), de Jon Kalman Stefansson, roman traduit de l’islandais par Eric Boury, Grasset, « En lettres d’ancre », 496 p., 23 €.
GRASSET