Qu’il est loin le temps où Instagram ne servait qu’à poser un filtre sépia sur des photos de qualité médiocre. L’application de retouche et de partage d’images, créée en 2010 par deux étudiants de Stanford, n’a depuis cessé de se transformer, de grandir, et son impact sur la société avec.

Instagram a ainsi permis de révéler des artistes, aurait été utilisée par la Russie pour tenter d’interférer dans l’élection américaine de 2016 et influerait même sur notre manière de manger. Elle est aujourd’hui devenue un réseau social à part entière, parmi les plus utilisés de la planète – le cap du milliard d’utilisateurs mensuels et 500 millions d’utilisateurs quotidiens ayant été franchi en juin 2018.

Pourtant lundi 24 septembre, les deux fondateurs d’Instagram, Kevin Systrom et Mike Krieger, ont annoncé leur démission, sans raisons précises, évoquant des envies « de vacances » et un besoin de retrouver leur « créativité ». Mais derrière le départ de ceux qui occupaient les postes de directeur général et de directeur de la technologie d’Instagram, de nombreux médias spécialisés (Techcrunch, The Verge, Recode) y voient l’ombre de conflits avec Mark Zuckerberg et la direction de Facebook, propriétaire d’Instagram, et qui a récemment pris davantage de place dans ses instances gouvernantes. Une situation qu’auguraient les différentes évolutions de l’application depuis son rachat par Facebook en 2012 pour 715 millions de dollars (609 millions d’euros).

Des chiens carrés et des filtres vintage

A ses débuts, en 2010, Instagram était encore relativement sobre, conçu pour les photos des iPhone 4, comme le rappelle cette vidéo d’archives dénichée sur YouTube. La version pour Android est lancée un an plus tard, misant sur le créneau de la généralisation de la photo sur smartphones.

Certains utilisaient alors Instagram pour publier leurs clichés dans une galerie associée à un nom de profil, avec des hashtags en légende et des indications de géolocalisation. D’autres s’en servaient uniquement comme logiciel de retouche, comme l’expliquait en 2015 Kevin Systrom à Business Insider : les filtres vintage compensaient la qualité passable des photos smartphones de l’époque.

Aperçu de l’une des premières versions d’Instagram, en 2010.

Le cadrage de la photo est alors unique, obligatoirement carré. Une limitation qui en a agacé beaucoup (qui ne disparaîtra qu’en 2015), mais qui a permis à Instagram d’asseoir son identité, et d’afficher les images de la même manière pour tout le monde, quels que soient les modèles des smartphones.

Pour maintenir dans son pré carré la communauté grandissante des « instagrammeurs », l’application a dès le départ privilégié un fonctionnement en vase clos. Huit ans après le lancement, l’usage des liens hypertextes reste par exemple drastiquement limité.

Cloner les « stories » de Snapchat

Ce totem, Facebook ne l’a toujours pas fait tomber, même s’il a largement garni Instagram de nouvelles fonctionnalités. Depuis 2012, l’application est devenue la plus utilisée de la galaxie Zuckerberg, derrière Facebook, Messenger et Whatsapp. Son rôle : être le fer de lance de la (re)conquête d’un jeune public, servant de laboratoire d’usages sociaux du smartphone, pour éviter que les moins de 25 ans et les stars n’aient d’yeux que pour la concurrence – Snapchat ou YouTube notamment.

Notre bilan en 2017, cinq ans après le rachat : d’Instagram par Mark Zuckerberg

Un an après le rachat, Instagram offre donc soudain la possibilité de poster de courtes vidéos, au moment où Vine (alors acquis par Twitter) a le vent en poupe avec ses pastilles de six secondes. L’application poursuit sa mue avec en ligne de mire le succès de Snapchat. En 2013, Mark Zuckerberg avait tenté de racheter l’appli préférée des « millenials », souvent moquée pour ses photos à filtres vomi arc-en-ciel – Forbes a évoqué un prix de 3 milliards de dollars, soit trois fois plus qu’Instagram. Mais Evan Spiegel, le PDG de Snapchat, 23 ans à l’époque, avait catégoriquement refusé.

Après avoir carrément tenté de créer de nouvelles applications aux principes similaires (comme les oubliés Slingshot ou Poke), Facebook a changé son fusil d’épaule. L’objectif devient de muscler Instagram, dont le profil des utilisateurs – des jeunes internautes qui s’amusent sur smartphone et boudent Facebook – approche celui des « snapchatteurs ». Au milieu de l’été 2016, Instagram annonce le lancement de la fonctionnalité « stories », un copier-coller assumé d’un mode de communication inventé par Snapchat, dans lequel un utilisateur peut poster des images verticales ne restant que vingt-quatre heures en ligne sur son profil.

Le lancement des « stories » sur Instagram a évité à ses utilisateurs d’aller sur Snapchat pour s’emparer de cette fonctionnalité. / capture écran Instagram

Le principe n’allait pas de soi, revenant à créer deux fils de publication dans Instagram. A la traditionnelle galerie verticale de photos permanentes s’est ajouté un flux horizontal de publications éphémères, moins esthétiques que fun. Les habitués d’Instagram n’ont pas tous apprécié. « Les stories Instagram ont ruiné le seul bon réseau social qu’il nous restait », s’est par exemple agacée une journaliste de BuzzFeed.

Mais la sauce a pris. Selon Techcrunch, le clone Instagram Stories revendique aujourd’hui 400 millions d’utilisateurs actifs contre 188 millions pour l’original Snapchat. Avec cette fonctionnalité, Instagram a évité la fuite de certains de ses utilisateurs, leur proposant de la nouveauté dans un environnement plus intuitif que Snapchat, réputé difficile à prendre en main.

Vidéos, filtres, « stories »… : Facebook copie Snapchat pour mieux le distancer

Contenus sponsorisés et affichage non chronologique

La fonction « stories » est aujourd’hui reine sur Instagram, celle qui évolue le plus rapidement, enrichie constamment de nouvelles options. Elle a aussi porté en germe le dernier gros projet d’Instagram, IGTV, qui compile des vidéos verticales de longue durée, dans un portail où Facebook s’aventure sur le terrain de YouTube.

Pendant ce temps-là, la galerie photo originale, le « feed », est restée quasi la même, à l’exception de changements repiqués au réseau social Facebook, comme l’introduction de contenus sponsorisés ou l’affichage non chronologique des images – avec pour finalité de générer des revenus publicitaires, estimés à des milliards de dollars. Au grand dam de certains utilisateurs.

Se félicitant du succès des « stories », un mois avant sa démission d’Instagram, Kevin Systrom prévenait toutefois : « Cela ne veut pas dire que le “feed” disparaît. » Son départ va-t-il changer cet équilibre, et rendre Instagram « naze », comme s’interroge le NyMag ? Les observateurs notent régulièrement l’intégration toujours plus grande de l’environnement Facebook au sein de l’application. The Verge cite cinq exemples récents d’évolutions qui « montrent que Facebook est en train de faire foirer Instagram », dont des liens pour consulter directement son profil Facebook.

Selon le site spécialisé Recode, c’est d’ailleurs une évolution du genre qui aurait fait déborder le vase, Kevin Systrom n’ayant pas apprécié que le réseau social de Mark Zuckerberg « gomme » désormais la mention « Instagram » lorsque les internautes importent leurs contenus Instagram sur Facebook. La photo de famille déchirée, reste à savoir si les fondateurs d’Instagram offriront leur « créativité » à la concurrence, pour freiner ce qu’ils n’ont pu prévenir en interne.