Rejet du budget italien : « Bruxelles compte pour l’instant sur le dialogue et la pression politique »
Rejet du budget italien : « Bruxelles compte pour l’instant sur le dialogue et la pression politique »
La Commission européenne a rejeté, mardi, le projet de budget de l’Italie. Cécile Ducourtieux, correspondante du « Monde » à Bruxelles, a répondu à vos questions lors d’un tchat.
La Commission du président Juncker a confirmé, mardi 23 octobre, une décision sans précédent en réclamant au gouvernement italien qu’il lui soumette un nouveau budget prévisionnel 2019. Lors d’un tchat mardi après-midi, Cécile Ducourtieux, correspondante du « Monde » à Bruxelles, a répondu à vos questions.
Vittorio : L’Italie peut-elle passer outre le rejet de la Commission pour son budget 2019 ?
Cécile Ducourtieux : En théorie, oui : les règles du pacte de stabilité et de croissance ont plein de défauts mais elles sont assez peu coercitives. En bout de course, la Commission a toujours la possibilité, dans les mois qui viennent, de recommander des sanctions financières à l’Italie, mais elle fera tout pour éviter d’en arriver là, sachant à quel point de telles décisions seront impopulaires en Italie. Bruxelles compte pour l’instant sur le dialogue et la pression politique que ne manqueront pas d’exercer les autres pays de la zone euro, tétanisés à l’idée que l’Italie les entraîne dans une crise financière. Enfin, la commission compte un peu aussi sur les marchés financiers, et sur ce fameux « spread » – différence entre le taux de l’obligation d’Etat italienne et allemande –, pour faire revenir le gouvernement Conte dans les rails.
Kopernik : Que se passera-t-il si l’Italie ne présente pas un budget conforme aux règles européennes dans trois semaines ?
Dans ces cas-là, la Commission pourra envisager de recommander l’ouverture d’une procédure dite de « déficits excessifs ». Le caractère excessif résulte d’un niveau de déficit budgétaire supérieur au plafond, bien connu en France, de 3 % du produit intérieur brut (PIB) du pays, mais peut aussi résulter d’une dette publique supérieure à 60 % du PIB. Valdis Dombrovskis, le vice-président de la Commission européenne, a évoqué ouvertement cette possibilité, mardi 23 octobre après-midi. La procédure de « déficits excessifs » entraîne une surveillance plus rapprochée par Bruxelles des comptes publics d’un pays de la zone euro. Si le gouvernement de ce pays fait vraiment preuve de mauvaise volonté, et au bout de longs mois, voire d’années de procédure, il s’expose, l’année X, à une amende d’un montant égal à 0,2 % du PIB de l’année X -1.
Paulo : On parle de 3 % de déficit, mais là l’Italie prévoit 2,4 % pour 2019, ça reste dans les clous, non ?
Cette question est tout à fait pertinente : après tout, sur le papier, l’Italie respectera en 2019 le plafond de 3 % de déficits. Si la Commission considère qu’elle « viole » les règles européennes, agréées par tous les Etats membres, c’est qu’elle ne se conforme pas aux règles dites du « bras préventif du pacte de stabilité », qui concerne les pays contenant soit leur déficit sous les 3 % de leur PIB, soit leur dette sous un plafond de 60 %, mais qui sont en risque de crever l’un de ces deux plafonds, ou les deux d’un coup.
L’Italie est dans cette procédure depuis plusieurs années, avec un déficit certes contenu, mais une dette énorme, la deuxième plus lourde de la zone euro (131,2 % du PIB en 2017). Dans cette configuration, elle s’était engagée, en juillet, à réaliser ce qu’on appelle un « effort structurel » de 0,6 % de son PIB – c’est-à-dire à réduire ses dépenses publiques, structurellement (grâce à des réformes), de 0,6 % de son PIB. Or le gouvernement italien prévoit pour 2019 une augmentation structurelle des dépenses de 0,8 %. La déviation est énorme et handicape le pays dans sa capacité à rembourser sa dette.
Coco : Pourquoi le budget italien est-il retoqué, alors que la France, dont les prévisions de déficit ne sont guère plus reluisantes, est épargnée ?
Les règles du pacte de stabilité et de croissance sont tellement complexes que même à Bruxelles, parfois, les experts sèchent… La France est restée neuf années durant dans le cadre de la procédure dite des « déficits excessifs » : sa dette ne cessait de grossir – elle se rapproche de 100 % du PIB – et son déficit public était bloqué au-dessus des 3 %. Elle a été beaucoup critiquée par les autres Etats membres pour cela. Le pays n’est officiellement sorti de cette procédure que cette année, et se retrouve donc dans le cadre de la procédure du « bras préventif » du pacte, comme l’Italie.
La règle, comme pour l’Italie, veut que la France produise un « effort structurel » de 0,6 % de son PIB par an, afin d’aider à réduire sa dette. Elle a droit, comme les autres, de dévier de cette cible de 0,25 % de PIB par an, ou de dévier de 0,5 % sur deux ans. En 2018, la France n’a produit un effort structurel que de 0,1 %, au lieu de 0,6 % attendu. Elle n’a pas été sanctionnée car elle a droit à ces déviations. En revanche, pour 2019, la Commission espérait qu’elle affiche un « effort » de 0,6 %. Or, dans le budget prévisionnel qu’elle a fait parvenir à Bruxelles le 15 octobre, la France ne table que sur 0,3 % d’effort. Soit un « ratage » de sa cible de 0,3 %.
Elle n’est pas seule dans ce cas : le Portugal, l’Espagne, la Belgique ont aussi « raté » leur cible de déficit excessif. La Commission a marqué le coup, le 19 octobre, en adressant un courrier, un « feu orange », à ces pays. Mais cela n’ira pas plus loin. On ne sanctionne pas brutalement un pays pour une déviation de 0,1 %, 0,2 % ou même 0,3 %, d’autant que la marge d’erreur dans les calculs entre Bruxelles et les capitales existe. Mais l’Italie, elle, affiche une déviation de 1,5 % d’effort structurel. On est dans une autre dimension.
Question : Y a-t-il eu d’autres cas de refus comme cela ?
Jamais, c’est la première fois que la Commission prend cette décision avec un Etat de la zone euro. Elle aurait préféré éviter d’en arriver là, car les fonctionnaires européens savent ce que veut dire « rejeter » un budget. Cela peut être lu comme une ingérence dans les affaires internes d’un pays, même si ce pouvoir qui leur est conféré, cette « option nucléaire », l’a été avec l’assentiment de tous les pays membres.
Lorraine : Pourquoi Bruxelles se lance-t-il dans un bras de fer avec le gouvernement italien, qui n’attend que cette occasion pour se poser en rempart contre les technocrates ? Quelles seront ensuite les sorties de crise possibles ?
La Commission est coincée. L’institution est censée être la gardienne des traités. Le pacte de stabilité et de croissance permet pas mal de flexibilité et la Commission en a beaucoup joué ces dernières années – elle a ainsi autorisé l’Italie à ne pas comptabiliser 30 milliards d’euros comme du déficit public, entre 2015 et 2018.
Mais si elle laisse passer une violation aussi manifeste des règles, elle perd toute crédibilité. Et risque de provoquer une perte de confiance des investisseurs dans l’euro : le pacte est une des rares règles communes de la zone euro, assurant un minimum de convergence entre leurs économies. Enfin, un grand nombre de pays n’ont pas du tout envie que Bruxelles autorise Rome à s’affranchir des règles communes. Les pays baltes, l’Irlande, l’Espagne, le Portugal s’y sont conformés bon an mal an, pendant la crise, en s’imposant des budgets d’austérité, et ne veulent pas de « deux poids deux mesures ». Ne parlons pas des Allemands et des Néerlandais, qui ont une vision rigoriste des règles.
Max : Vu sa dette et son déficit, l’Italie a-t-elle intérêt à imiter le Brexit et quitter l’Union européenne ?
Question très hypothétique. A mon avis, surtout pas.
Le Brexit ? Pour l’instant, cela ne se passe pas bien pour le Royaume-Uni, en proie à une crise politique continue depuis deux ans, ses dirigeants ayant du mal à assumer les conséquences concrètes du divorce.
Sortir de l’euro ? Cela ruinerait immédiatement les petits porteurs italiens, les retraités, etc. Les Grecs ont été tout près de sauter le pas, en juillet 2015, mais ils ont préféré rempiler pour un « contrat » prêts contre réformes, assez humiliant avec leurs créanciers européens, c’est dire.
Antoine Nueil : Plutôt que de négocier ad nauseam avec des pays qui trichent, plutôt que d’attendre un « Italexit », ne serait-il pas possible pour le Conseil européen de voter, à la majorité renforcée de 72 % (la même que celle prévue par l’article 50) l’exclusion, temporaire ou définitive, du pays qui triche ?
Décision radicale. L’Union européenne ne fonctionne pas comme ça : elle est fondamentalement fondée sur des Etats coopératifs et des gouvernements prêts à respecter leurs engagements collectifs. Elle n’est pas franchement armée pour répondre quand un membre ne veut plus appliquer les règles du jeu.
Toutes proportions gardées, puisque cela concerne l’Etat de droit, la Pologne est un peu dans le cas italien. Exclure brutalement Rome ou Varsovie parce que des gouvernements rechignent, contestent Bruxelles, sans tenter au maximum le dialogue, et ce serait très vite la mort de l’UE par fragmentation. Les réponses de l’Union paraissent forcément un peu « molles », longues, alambiquées. Mais encore une fois, elle préfère la carotte au bâton.
Pierre : Faut-il s’attendre à une réaction sur les marchés financiers, et quelles en seraient les conséquences ?
Les marchés ont commencé à réagir il y a déjà plusieurs semaines : le « spread » – l’écart entre le taux des obligations souveraines allemandes à dix ans et des obligations souveraines italiennes à dix ans – oscille désormais autour de 300 points, ce qui signifie un renchérissement conséquent de sa dette pour l’Etat italien.
Ces derniers jours cependant, le « spread » n’a pas trop bougé (il reste un peu au-dessus de 300 points), bien que, vendredi, l’agence de notation Moody’s ait dégradé la note de la dette italienne. Les marchés sont imprévisibles : peut-être avaient-ils déjà anticipé cette note ? Ont-ils également anticipé le rejet du budget italien par la Commission ? Peut-être. Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont mal orientés. Et que cela ne devrait pas s’améliorer dans les semaines qui viennent si Rome campe sur ses positions.
Gildas : Pourquoi les autres capitales européennes de la zone euro ne réagissent-elles pas plus publiquement ?
Certaines ont réagi : Bruno Le Maire, le ministre des finances français début octobre, lors d’un Eurogroupe, Olaf Scholz, son collègue allemand, lundi. Mark Rutte, le premier ministre néerlandais, a évoqué le sujet lors du sommet de la zone euro, qui a eu lieu jeudi 18 octobre. Mais les gouvernements rechignent à se montrer mutuellement du doigt : souvent, ils se disent, la prochaine fois, ce sera mon tour… Pour l’instant, ils attendent que la Commission fasse son travail. Ils devront l’approuver lors d’une réunion des ministres des finances en décembre.
JulienG : La pression populiste euro-sceptique ne risque-t-elle pas d’être ravivée, voire légitimée, par cette décision qui sera fort impopulaire en Italie, mais pas seulement ?
C’est possible, c’est à craindre. La Commission en est bien consciente, mais que faire, encore une fois ? Ne pas faire respecter les règles communes et se décrédibiliser ? Mettre hors d’eux une grande majorité des autres gouvernements de l’Union ? La Commission marche sur des œufs : elle essaye de répondre le plus respectueusement possible au gouvernement Conte, appelle au dialogue, rappelle que « sa porte est ouverte », etc. Elle dédramatise. Et elle en appelle au peuple italien, répète qu’elle travaille avant tout pour lui, pour lui éviter une dette qui hypothèque l’avenir de ses jeunes.