LES CHOIX DE LA MATINALE

Cette semaine, on assiste au siège de Khartoum par les troupes du Mahdi, on vogue vers l’Arctique à la fin du XIXe siècle, on recueille les confidences des habitants d’un immeuble de la banlieue de Tel-Aviv et on se plonge dans la vie du controversé publiciste et écrivain viennois Karl Kraus.

ROMAN. « Dans Khartoum assiégée », d’Etienne Barilier

En 1882, au Soudan, se produit le soulèvement des armées du Mahdi, un ascète mystique entendant « épurer le monde, chasser le pouvoir apostat, éradiquer la corruption, brûler les mécréants au feu de la vraie foi, au fer de la vraie loi », reprendre aux Egyptiens les territoires colonisés, et sauver « Khartoum la pervertie ».

Pour procéder à l’évacuation de leurs alliés égyptiens et des ressortissants européens, les Britanniques envoient au Soudan un héros de guerre, le général Charles Gordon (1833-1885). C’est le fascinant face-à-face de deux grands hommes précédés par leur réputation que dépeint ici Etienne Barilier. Au fait historique, l’écrivain emmêle volontiers la fiction, imaginant notamment un personnage d’ex-communard à l’agonie, tout autant séduit par le charisme de Gordon que par le mahdisme et son impitoyable idéologue.

La Khartoum ici décrite a quelque chose qui rappelle la ville d’Oran tenue en état de siège par la pestilence bubonique de La Peste (1947) d’Albert Camus, auteur auquel Etienne Barilier a consacré une thèse. On trouve ici de subtils échos camusiens et, surtout, la même analogie avec une peste idéologique. Un formidable engouement virologique, jusqu’à l’intérieur même des fortifications de la cité, pour le Mahdi.

Comparer les excès de la reconquête mahdiste avec la brutalité nazie (dont la peste camusienne était l’allégorie) peut surprendre. Mais selon l’auteur, « comparer l’incomparable » est d’une absolue nécessité pour penser son époque. Et l’épisode khartoumais offre à cet égard des prises intéressantes : l’obsession de la pureté, la manière dont la peur affermit les positions et, surtout, la mise à l’amende de la pensée par la violence.

Dans ce formidable télescopage des temps et des lieux réside la grande audace de ce roman historique. Celle qui lui donne son intrigante profondeur. Z. C.

« Dans Khartoum assiégée », d’Etienne Barilier, Phébus, 528 p., 15 €.

PHEBUS

ROMAN. « Trois étages », d’Eshkol Nevo

Au premier étage de cet immeuble, il y a Arnon, père de famille d’une quarantaine d’années. A un ami avec lequel il a fait l’armée, il raconte les semaines passées : sa certitude que quelque chose n’allait pas avec Herman, le voisin âgé auquel il confiait sa fille aînée, et comment ses doutes l’ont mené à se rapprocher dangereusement de la petite-fille adolescente de ce dernier.

Au dessus vit Hani, « desséchée » par une maternité fusionnelle. Elle écrit à son amie d’enfance pour se « confesser » : elle a hébergé son beau-frère en cavale, alors que celui-ci et son mari sont brouillés à mort. Enfin, au troisième, on trouve Deborah, juge retraitée, veuve, qui n’a jamais eu d’autre boussole dans l’existence que la loi, à laquelle la rappelait son mari quand d’autres facteurs (comme l’instinct maternel) risquaient d’interférer – au point qu’ils ont rompu avec leur fils unique. C’est auprès de cet époux très aimé, mort quelques mois plus tôt, qu’elle s’épanche, par tranches de deux minutes, après qu’elle a retrouvé la bande d’un répondeur où résonne sa voix.

Si ces personnages figurent plus ou moins le Ça, le Moi et le Surmoi définis par Freud, Eshkol Nevo s’amuse constamment à subvertir le canevas qu’il a lui-même installé, et met en scène la cohabitation à chaque étage, chez chaque personnage, de ces trois « topiques » du maître de la psychanalyse. La lutte permanente entre les pulsions et les aspirations, les besoins et les devoirs. La connaissance de la loi et la tentation de la transgression.

Les récits des trois personnages espérant de leur auditeur une absolution charrient ces conflits internes, qui les électrisent, offrant au roman une formidable tension, sans jamais écraser l’individualité de chacun. A Arnon, Hani et Deborah, l’écrivain israélien né en 1971 a offert des voix propres, et, avec elles, une belle épaisseur romanesque. C’est à partir d’elle qu’il explore ce que sont la famille, la parentalité, la culpabilité, le couple, la loyauté… Et qu’il dit superbement, avec humour et gravité, le besoin, universel, de se raconter. R. L.

« Trois étages » (« Chaloch Komot »), d’Eshkol Nevo, traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche, Gallimard, « Du monde entier », 320 p., 22 €.

GALLIMARD

RÉCIT. « Au royaume des glaces. L’impossible voyage de laJeannette” », de Hampton Sides

PAULSEN

C’était une expédition arctique comme la fin du XIXe siècle les affectionnait : à visée scientifique et patriotique, née de fantasmes géographiques et du plus noble esprit d’aventure. Le 8 juillet 1879, trente-trois hommes d’exception, formant une communauté disparate et solidaire, embarquèrent sur l’USS Jeannette sous les vivats de la foule à San Francisco (Californie).

Ces officiers de marine, flanqués d’un photographe de presse, espéraient découvrir une prétendue mer ouverte au pôle Nord. L’expédition était menée par le jeune commandant George De Long, devenu « pagophile » (amoureux de la banquise) depuis un précédent voyage au Groenland. Au terme de deux ans de dérive dans des eaux gelées puis d’échouage sur un rivage inhospitalier, vingt d’entre eux ne revinrent pas.

Tels les ouvrages historiques de son compatriote Erik Larsson, le récit vrai de Hampton Sides possède de multiples attraits. D’abord une incroyable somme de connaissances rassemblées et distillées avec une minutie d’orfèvre, auxquelles s’ajoutent un souffle et un talent de narration propres à l’art de l’épopée, ici contée à hauteur d’hommes.

Emouvantes sont également les lettres restées sans réponse du commandant et de son épouse que le journaliste et historien a découvert dans une malle chez une descendante de la famille De Long. Elles disent la fierté et le désespoir de cette folle exploration, au-delà de toutes limites. M. S.

« Au royaume des glaces. L’impossible voyage de la “Jeannette” » (« In the Kingdom of Ice »), de Hampton Sides, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sophie Aslanides, Paulsen, 512 p., 24,90 €.

BIOGRAPHIE. « Karl Kraus », de Jacques Le Rider

Il y a des biographies qui sont des entreprises de salubrité publique. En consacrant son nouveau livre au publiciste et écrivain viennois Karl Kraus (1874-1936), pourfendeur des collusions entre la presse et l’argent, devenu icône de toute critique des médias, le germaniste Jacques Le Rider propose un modèle du genre. Pour qui aime mettre ses certitudes – y compris « subversives » – à l’épreuve, il se révèle décapant.

Le biographe ne cache pas son admiration, mais il sait aussi déplorer que Kraus ait, dans sa dénonciation vibrante de la contamination de la littérature par le journalisme, et de celui-ci par l’industrie qui en finance la pratique, trempé sa plume dans des eaux plutôt saumâtres, jouant avec un « antisémitisme culturel », thème central chez lui, virant au système. D’où la nécessité, souvent esquivée, de prendre en charge toute l’ambivalence du legs krausien. Tâche malaisée, dès lors qu’on veut éviter de se voir taxé de servilité vis-à-vis des forces et des pouvoirs que le satiriste vilipendait souvent à juste titre. Mais il est vrai que, sitôt qu’on est tenté de lui donner raison, on bute sur la pierre d’achoppement qui le mettra en tort.

Ce récit équilibré d’une vie, utilement replacée dans son contexte et sa complexité, nous aidera à l’aimer sans en être les dupes et à faire preuve, à l’égard de Kraus, d’une lucidité que lui-même aurait sans doute appréciée. N. W.

« Karl Kraus. Phare et brûlot de la modernité viennoise », de Jacques Le Rider, Seuil, « Biographie », 558 p., 26 €.

SEUIL