« Sur les questions de genre, les jouets évoluent au même rythme que la société : lentement »
« Sur les questions de genre, les jouets évoluent au même rythme que la société : lentement »
Quiconque s’est aventuré dans un rayon jouets cette année le sait : Noël continue de se décliner en nuances de « rose » et de « bleu ».
Un père Noël dans les allées d’un supermarché lillois, en décembre 2012. / PHILIPPE HUGUEN / AFP
La moyenne de la classe est assez faible, à peine 6/20. Les observations, elles, oscillent entre l’encouragement à « continuer les efforts » et les constats aussi lapidaires que cinglants : « Pourrait difficilement faire pire. » C’est un bulletin devenu annuel, publié chaque Noël dans le cadre de la campagne « Marre du rose », lancée par les associations féministes telles qu’Osez le féminisme et les Chiennes de garde. Son objectif ? Sensibiliser le public et les enseignes aux mécanismes sexistes à l’œuvre dans l’industrie du jouet.
Car quiconque s’est aventuré dans un rayon jouets cette année le sait : Noël continue de se décliner en nuances de rose et de bleu. « Les catalogues de jouets 2018 ne montrent pas de différence notable en termes de lutte contre les stéréotypes sexistes », souligne Mona Zegaï, sociologue à l’université Paris-VIII et autrice d’une thèse consacrée aux discours sexués sur les jouets. « Car sur les questions de genre, les jouets évoluent au même rythme que la société : lentement », souligne la spécialiste.
« Tout faire à deux, c’est mieux »
La pratique marketing de sectorisation « genrée » est pourtant relativement récente, dans l’histoire du jouet. C’est dans les années 90 que les enseignes abandonnent progressivement une classification par type, et réorganisent leurs rayons et catalogues. D’un côté, les jouets destinés aux garçons, en camaïeu de bleu ; de l’autre, ceux consacrés aux filles, aux mille nuances de rose.
Si, en 1988, une publicité Leclerc mettait ainsi en scène un garçonnet et une fillette en plein ménage, affublés d’un tablier, affirmant que « tout faire à deux, c’est mieux », les réclames des années 90 séparent les univers, notamment dans les jeux dits d’« imitation » des schémas familiaux. Bricolage, voitures et voyages se retrouvent ainsi incarnés uniquement par des petits garçons ; ménage, cuisine et pouponnage échoient aux petites filles. Une organisation « qui poussent souvent les clichés sexistes encore plus loin que la réalité », souligne Mona Zegaï, donnant l’idée que l’homme ne s’occupe jamais des enfants, et que la femme ne sort jamais de la maison.
Derrière cette stratégie, un intérêt commercial évident : celui de vendre davantage. Dans une même famille, il ne s’agira plus d’avoir une seule trottinette pour l’ensemble de la fratrie, mais une rose pour la fille et une bleue pour le garçon. Cette logique permet aussi de séduire davantage un public-cible. Ainsi en va-t-il de la création de la gamme Lego Friends, lancée par la marque danoise après le constat d’un manque d’intérêt de la part des fillettes pour ses jeux. La nouvelle-née, qui se décline dans des tons violets et emmène ses personnages à la piscine, au Cupcake café, à l’hôpital ou encore au supermarché, est immédiatement un succès commercial auprès des petites filles.
Rapport sénatorial
Dans les années 2010, les critiques se font plus pressantes, arguant notamment que cette séparation conditionne les mentalités dès le plus jeune âge et enferme les enfants dans des stéréotypes obsolètes. Dans les pays scandinaves et anglosaxons, de plus en plus d’initiatives citoyennes critiquent cette stratégie marketing. En France, le sujet fait l’objet d’un rapport sénatorial en 2014 qui « formule dix recommandations pour faire des jouets la première initiation à l’égalité », et notamment éviter de « limiter la créativité des filles ».
Dans les magasins, la demande pour davantage de neutralité se fait elle aussi un peu plus audible, à commencer par celle des mères, principales clientes des magasins de jouets. « On a vu de plus en plus de mamans cherchant des aspirateurs pour leur petit garçon, gênée par le code couleur rose », rapporte Franck Mathais, porte-parole de JouéClub. De fait, le marché s’adapte, et on trouve aujourd’hui dans les catalogues des aspirateurs aux couleurs plus neutres. C’est aussi le cas des jeux en lien avec la cuisine. Deux raisons à cela, selon la sociologue Mona Zegaï : « Les papas se mettent plus aux fourneaux et des émissions de cuisine mettant en scène aussi bien des femmes que des hommes ont changé l’image de la cuisine. »
« Les petites filles veulent du rose »
Mais si certains jeux très segmentarisés ont repris le chemin de la mixité, d’autres sont plus que jamais phagocytés par cette dichotomie du genre. C’est le cas notamment des tablettes numériques, qui sont passées d’un genre neutre initial à une déclinaison de rose et de bleu. « D’un point de vue du consommateur, c’est une demande et absolument pas un sujet de débat », affirme ainsi Franck Mathais, de chez JouéClub. Pourquoi ? « Parce que les petites filles veulent du rose et les garçons veulent du bleu, il suffit d’aller dans les cours de récréation pour le constater », note le spécialiste.
Dès l’âge de 3 ans, plus de 80 % des enfants sont prescripteurs dans le choix des jouets, selon les études sociologiques. Et la grande majorité se tourne spontanément vers les repères marketing « genrés », dont ils sont quotidiennement entourés. Des choix notamment confortés par les grandes licences qui cartonnent sous le sapin (Hello Kitty, Frozen et Barbie, pour les filles ; Spiderman ou Ironman, pour les garçons). « Le combat contre cette distinction de genre reste celui d’une minorité », confirme Mona Zegaï, qui rappelle que l’organisation même des magasins serait à revoir pour modifier les habitudes de la clientèle.
« On ne peut pas être trop en avance sur des sujets qui risquent de déstabiliser nos clients », confirme Franck Mathais, qui rappelle que le temps passé à faire les courses est toujours limité. « On veut lutter contre les stéréotypes, mais on ne prend pas part pour autant au combat féministe », explique de son côté l’enseigne magasins U. Mais toutes les marques « craignent aussi d’être perçues comme retardataires sur des sujets de société, notamment en étant interpellées sur les réseaux sociaux », souligne Mona Zegaï, qui constate que « quand les marques veulent évoluer, elles peuvent ».
Le rôle des parents est crucial, car ils sont les premières personnes avec qui l’enfant joue. Leur rôle dans la déconstruction des discours « genrés » véhiculés par les jouets est donc primordial. Reste que le temps accordé à ces moments d’échanges diminue, selon les études. Et la sociologue Mona Zegaï de conclure : « Les stéréotypes sexistes dans les jouets sont amenés à diminuer car la société pousse en ce sens, mais nous ne sommes pas à l’abri de retours en arrière. »