La Chrisler CM Six, dans « Le Lotus bleu ». / HERGÉ-MOULINSART 2019

Dans les années 1930 où il entame ses aventures, Tintin, reporter au journal Le Petit Vingtième, emprunte tout naturellement le train ou un transatlantique pour ses voyages lointains : pour se rendre en URSS, en Amérique, au Congo et, plus tard, aux Indes ou en Chine. La première page de Tintin au Congo est révélatrice : après un adieu à ses collègues reporters sur le quai de la gare de Bruxelles, il se retrouve quelques heures plus tard à bord d’un bateau en partance pour l’Afrique. A la dernière page du Lotus bleu, c’est depuis un paquebot qu’il fera ses adieux à la famille Wang : « Adieu, Tintin, et calme au long de la route ! », lui dit Tchang.

En comparaison, la voiture, c’est le cas de le dire, n’arrive que par accident. Deux épisodes tirés de Tintin au pays des Soviets sont fondateurs. Au bout de deux pages, l’Express international emprunté par le journaliste pour se rendre à Moscou explose : un agent soviétique a déposé une bombe afin que « ce sale petit-bourgeois » ne puisse rapporter ce qui s’y passe. C’est la carcasse d’un train qui arrive à Berlin. Tintin est aussitôt emprisonné par les autorités allemandes, avant de s’échapper à moto. Le train n’apparaît plus comme le mode de transport privilégié. Poursuivi, il se réfugie en haut d’un arbre : de là, il retombe dans la Mercedes de la police allemande et, par une brutale accélération, se lance vers Moscou.

Dans son ouvrage de référence Tintin, Hergé, les autos (Moulinsart, 2004), Charles-Henri de Choiseul Praslin date de ce moment précis la naissance de Tintin comme héros indépendant et moderne.

Des machines à rebondissements

Dès ce premier album, Hergé conçoit le rapport de Tintin avec l’automobile comme propice aux rebondissements. Se servant de la gravité, le jeune reporter saute de l’arbre, tombe dans la voiture, qui bondit en avant si fort que l’avant se soulève ; Milou, lui, est projeté en arrière. Les corps de Tintin et de son fidèle fox-terrier tracent des paraboles, des arabesques aventureuses et potentiellement comiques. Au début de Tintin au Tibet, alors qu’il est juché sur une vache sacrée lancée dans les rues de New Delhi, le capitaine Haddock est brutalement projeté sur le siège arrière d’un taxi, une berline décapotable Fleetwood rouge de la marque Cadillac (modèle n° 3), décrivant une improbable parabole qui a pour effet, là encore, de faire se soulever l’avant du véhicule.

La Cadillac décapotable Fleetwood, dans « Tintin au Tibet ». / HERGÉ-MOULINSART 2019

Ces trajectoires hasardeuses visant à rattraper une voiture au vol ne sont pas toujours couronnées de succès. Dans L’Ile noire, alors que les faux-monnayeurs prennent la fuite, Tintin grimpe sur un arbre, se perche sur un mur et se lance sur la voiture : « Attention ! Il s’agit de bien calculer mon élan… », dit-il avant de rater sa cible, une Humber Pullman 1936 dans la première version de 1938, une Jaguar Mark X dans celle de 1965. D’une version à l’autre, Hergé, aidé de Jacques Martin et de Bob De Moor, a modernisé les voitures sous la pression de son éditeur anglais.

Le rapport avec l’auto reste toujours aussi périlleux : « Tu ne pouvais pas passer tout simplement par la grille, comme moi ?… Il faut toujours que tu fasses l’acrobate ! », lui assène un Milou réprobateur.

« Attention ! » lance un passant à Tintin qui traverse dangereusement la rue dans L’Oreille cassée. Une Renault Celtaquatre 1937 fonce vers le héros qui a regardé à gauche, mais pas à droite. La collision paraît inévitable, mais au dernier moment, le reporter distrait se projette en arrière et retombe sur le trottoir. « Quel chauffard ! S’il avait voulu l’écraser, il n’aurait pas fait autrement », lance un autre passant effaré. Encore un rebond salutaire, et une catastrophe évitée de justesse.

Tintin commet une autre faute d’inattention dans Le Sceptre d’Ottokar, où, pressé de voir le roi de Syldavie pour lui révéler un complot, il traverse la rue sans regarder : il se fait renverser par une voiture lancée à toute vitesse, une Packard coupé Opéra 1938. Par un accident cette fois heureux, il se trouve que la voiture en question est celle du roi lui-même.

Le choix de ce véhicule par Hergé est significatif de son souci de précision historique : elle est strictement contemporaine de la parution de l’album dans les pages du Petit Vingtième entre le 4 août 1938 et le 10 août 1939. La voiture du roi inscrit un peu plus l’histoire dans son contexte, qui voit la montée du fascisme en Europe. Dans L’Affaire Tournesol, l’album qui compte le plus de voitures, Tintin et le capitaine Haddock ont à peine échappé à une tentative d’assassinat par voiture interposée qu’ils sont victimes, dans les rues de Nyon, d’une nouvelle agression : ici, c’est Tintin qui hurle « Attention ! » et pousse son ami sur le bord de la route. « La Citroën 15 qui nous a envoyés dans le lac ! », s’exclame-t-il, tandis que le capitaine abreuve les chauffards d’injures.

De bonnes et de méchantes voitures

De même qu’il existe, chez Hergé, des bons et des méchants, il existe de bonnes et de méchantes voitures. D’abord introduite au début des 7 Boules de cristal comme une voiture noire roulant sous la pluie, la décapotable du capitaine Haddock se révèle être un superbe coupé jaune, une Lincoln Zéphyr 1938 (modèle n° 2). Tout en rondeurs, elle est rutilante et rassurante : son chromatisme envahit toute la page 54 de l’album, elle est l’occasion d’un épisode cocasse et finit par appeler un arc-en-ciel. La ville de Saint-Nazaire lui rend hommage en arborant, à l’entrée de la ville, une réplique sur un panneau géant.

En comparaison, les voitures noires sont sinistres. La Citroën 15 en question, qui a fait une brutale  queue de poisson au taxi, une Simca Aronde 1954 qui transporte les héros le long du lac de Genève, est noire. Est-ce un héritage du noir et blanc utilisé par Hergé dans les années 1930 ? Le passage à la couleur en 1942 n’abolit pas la couleur noire comme préférée pour les « méchantes » voitures.

Une Mercedes 180 D de 1955, de couleur noire, attend Tournesol sur le bas-côté. C’est celle des espions qui cherchent à l’enlever... / HERGÉ-MOULINSART 2019

Au début de L’Affaire Tournesol, alors qu’il part à Genève pour assister à un congrès de physique nucléaire, le professeur Tournesol marche tranquillement sur la grand-route. Une Mercedes 180 D de 1955, de couleur noire, l’attend sur le bas-côté. C’est celle des espions qui cherchent à l’enlever. Heureusement, une camionnette de la boucherie Sanzot, qui passait par là, le prend en auto-stop pour l’emmener au village. La « bonne » voiture a embarqué le savant, la mauvaise a échoué.

Au début de Coke en Stock, la voiture de Dawson, « l’ancien chef de la police de la Concession internationale de Shanghaï », une Jaguar MK1 1956, est également de couleur noire : Tintin demande à un taxi de suivre « cette Jaguar noire » qui va bientôt conduire le héros sur la piste d’un sombre trafic d’avions de chasse. Un tel type de filature est évidemment emprunté aux films noirs et aux films de gangsters des années 1930-1940, qu’Hergé connaissait parfaitement.

Suspense moderne

On sait qu’Alfred Hitchcock préparait les scénarios de ses films par des story-boards, vastes bandes dessinées dans lesquelles chaque plan, chaque scène du futur film étaient soigneusement conçus. Dans une scène célèbre de La Mort aux trousses (1959), le héros, Roger Thornhill (Cary Grant), se retrouve sur une route de campagne déserte. Un autocar vient de le déposer sur le bas-côté. Il a rendez-vous avec l’énigmatique Mr Kaplan. Or il n’y a personne. Seul un avion, à l’horizon, plane au-dessus des champs qu’il arrose de pesticides. Une voiture passe, puis une autre. L’une de ces voitures est noire.

Dans un entretien sur le style accordé en 1963 à la revue américaine Cinema, Hitchcock expliquait comment il avait voulu, dans cette scène culte, jouer avec les clichés du film de gangsters : une limousine noire passe dans les rues sombres et mouillées de Chicago, une vitre se baisse, une rafale de mitraillette abat le héros. Rien de tel ici. Ce ballet de voitures et d’autobus dans la campagne déserte n’est qu’un leurre pour le protagoniste et pour le spectateur : le danger mortel viendra de l’avion qui, au lieu de déverser des pesticides, piquera bientôt pour attaquer le héros qui se réfugiera dans un champ de maïs.

Avant Hitchcock, Hergé a pressenti que le suspense moderne pouvait être lié à l’irruption inquiétante d’un moteur dans le paysage.

Il est remarquable qu’une partie de cette scène ait été déjà dessinée par Hergé. Dans Tintin au pays des Soviets, alors même qu’il fonce à bord de la Mercedes 1925 volée à la police allemande, une ombre se dessine dans le ciel apparemment dégagé. « C’est un avion de la police… », constate Tintin, et Milou lui demande d’accélérer. L’avion lance des bombes au milieu de la campagne déserte. Avant Hitchcock, Hergé a pressenti que le suspense moderne pouvait être lié à l’irruption inquiétante d’un moteur dans le paysage. Ainsi à la première page de L’Ile noire, où l’aventure s’amorce par l’atterrissage forcé, dans un champ, d’un avion non immatriculé. Tintin s’approche en proposant son aide aux deux pilotes, qui lui tirent dessus.

Comme Hitchcock…

Hergé a très tôt compris qu’un ballet de voitures diverses pouvait fonctionner comme un leurre. Dans L’Oreille cassée, le reporter cherche un taxi sous la pluie. Une première voiture passe de gauche à droite, une deuxième de droite à gauche, en vain : « J’en serai quitte pour aller à pied. » C’est là qu’il manque de se faire écraser par une troisième voiture, celle des bandits, version agressive du taxi recherché. Il en va de même dans Les 7 Boules de cristal, lorsque les gendarmes tentent d’arrêter la voiture qui a enlevé Tournesol.

Comme Hitchcock, Hergé connaît bien les films de gangsters américains, avec Chicago comme ville associée à la corruption et au crime.

L’Opel Olympia coach 1938, de couleur noire, force d’abord un barrage. D’autres autos arrivent sur la route de campagne. D’abord une Fiat 500 Topolino 1939, de couleur fraise, puis une limousine Buick 1936, de couleur beige. Toutes deux passent le barrage : les gendarmes recherchent tout naturellement « une conduite intérieure noire. » Lorsqu’on retrouve l’Opel noire abandonnée, Tintin détecte sur les arbres des traces de couleur beige lui permettant de déduire que la deuxième voiture était en réalité celle des ravisseurs.

Comme Hitchcock, Hergé connaît bien les films de gangsters américains, avec Chicago comme ville associée à la corruption et au crime. Dans Tintin en Amérique, les pages 12-13, dans lesquelles le jeune reporter est emmené par des gangsters en voiture pour être jeté dans les eaux du lac Michigan constituent à l’évidence un hommage aux films de ces années-là : dans cette scène nocturne, seuls les phares allumés de la Packard 1931 des bandits et les lumières jaunes des buildings se détachent sur la nuit noire. Hergé jouera sur un chromatisme analogue dans les scènes nocturnes du Lotus bleu, notamment lorsque la Chrysler CM Six 1931 des méchants fonce dans la nuit à travers la campagne, avec Tintin accroché à la roue de secours.

Après avoir dépouillé un chauffeur de taxi, Tintin et Tchang, dans une autre scène nocturne en miroir, emprunteront sa Renault Reinastella 1931 pour rejoindre la demeure des Wang : « Arriverons-nous à temps ? », demande Tintin cramponné au volant. Mêmes feux dans la nuit, même campagne déserte. On reverra les phares d’une voiture fonçant dans la nuit dans L’Affaire Tournesol, où Tintin et le capitaine Haddock suivent en hélicoptère la Chrysler New Yorker 1955 dans laquelle les espions ont embarqué Tournesol.

Cette angoisse nocturne est perceptible lorsque, à la fin d’Objectif Lune, les héros partent en voiture en direction de la piste de lancement : les phares dans la nuit éclairent faiblement un paysage de montagnes désolé. « Ave, César, ceux qui vont mourir te saluent ! », lance le capitaine d’un air funèbre. Une fois arrivés, ils découvrent la fusée lunaire en majesté, qui écrase les voitures de sa hauteur et de sa puissance. A la fin d’On a marché sur la Lune, la voiture de Monsieur Baxter, une Ford 1949, s’engage imprudemment sur la piste : l’ingénieur presse son chauffeur d’accélérer, il n’a pas vu la fusée qui arrivait droit sur lui. Un freinage désespéré permet d’éviter le pire. La voiture apparaît bien fragile par rapport à ces nouvelles technologies.

Hergé joue avec les nerfs de ses lecteurs en introduisant des voitures apparemment conduites par des bandits.

Hergé joue avec les nerfs de ses lecteurs en introduisant des voitures apparemment conduites par des bandits. Dans L’Affaire Tournesol, alors que Tintin et Haddock font du stop et voient passer plusieurs voitures, soudain une Citroën noire s’arrête. Le capitaine pense qu’il s’agit de la même que celle qui a tenté de les envoyer au fond du lac et précipite Tintin dans une mare : elle est en réalité conduite par un brave couple, qui repart sans avoir pris les auto-stoppeurs.

Au début d’Objectif Lune, alors qu’ils partent en Syldavie pour rejoindre leur ami Tournesol, Tintin et le capitaine sont suivis depuis l’aéroport par une étrange auto. Arrivé au centre atomique, le capitaine accoste l’ingénieur Wolff en parlant de « ces gangsters qui nous ont suivis depuis l’aéroport ». L’ingénieur le rassure : ce sont les hommes de la Zepo, la police secrète qui veille sur eux. La filature était une protection.

Mécanique comique

Accélérations, accidents, collisions, dérapages, freinages, virages, zigzags : rebonds et rebondissements ! Hergé se sert souvent du péril moderne que représente la voiture pour faire rire. En quelques pages de Tintin au pays de l’or noir, les Dupondt voient le moteur de leur Citroën 5 CV modèle 1925 exploser dans un « boum ! » retentissant, le pneu de la voiture du directeur de la compagnie de dépannage Simoun pour laquelle ils travaillent exploser avec un « bang ! », et, comble du comique, alors même qu’ils sont devenus chauffeurs d’une dépanneuse, une Chevrolet 1936 de couleur rouge, ils ont un accident sur la route ! « C’est la dépanneuse… qui… euh… qui est en panne !… »

Dans Les Cigares du pharaon, Tintin conduit les deux fous à l’asile à bord d’une rutilante Lincoln Torpedo 1927 bleue. C’est lui qu’on incarcère, et les deux fous repartent. Tintin s’évade et, après plusieurs péripéties, se fait de nouveau arrêter. Il est transporté dans une ambulance qui roule vers l’asile. Dans un virage, elle percute la même Lincoln pilotée par les deux fous : Tintin est projeté en l’air, il décrit encore une parabole, tandis que le conducteur de l’ambulance s’écrie « Le fou ?… Où est passé le fou ?… » Il s’agit bien, littéralement, d’une course folle !

« Je dois avoir freiné un tout petit peu trop tard… ». La 2 CV Citroën, dans « Les Bijoux de la Castafiore ». / HERGÉ-MOULINSART 2019

C’est un vieux gag, mais il marche à tous les coups. Dans Les Bijoux de la Castafiore, la 2 CV Citroën des Dupondt s’encastre dans le camion de la télévision : « Je dois avoir freiné un tout petit peu trop tard… » Hergé peaufine le gag en utilisant le fauteuil roulant du capitaine Haddock, que Tintin introduit en le présentant comme « une voiture de course ». Alors que le capitaine, guéri, s’appuie sur lui, le fauteuil roule vers Tournesol, qui dit au revoir au docteur sur le pas de la porte d’entrée : le fauteuil lancé à toute vitesse embarque le professeur, dévale les marches de l’escalier, percute le docteur, lequel ressort, les quatre fers en l’air et la tête en bas, éjecté de l’autre côté.
Le rire, chez Hergé, c’est de la mécanique plaquée sur du vivant. Comme dit Tintin aux Dupondt : « Cramponnez-vous ! »

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