Bataille en cours au Parlement de Westminster pour ravir à Theresa May la maîtrise du Brexit
Bataille en cours au Parlement de Westminster pour ravir à Theresa May la maîtrise du Brexit
Par Philippe Bernard (Londres, correspondant)
La première ministre britannique essaie de faire passer une version modifiée de l’accord lors d’un débat et d’une série de votes prévus dans la soirée.
En dépit de sa lourde défaite il y a deux semaines, Theresa May n’a pas abandonné son idée : faire voter par les députés britanniques, à la mi-février, une version modifiée de l’accord sur le Brexit qu’elle a négocié depuis deux ans avec l’Union européenne et que le Parlement de Westminster a rejeté par 432 voix contre 202, le 15 janvier. Ce mardi après-midi à la Chambre des communes, la première ministre doit ouvrir un débat et une série de votes – prévus dans la soirée – où cette ambition va être testée. Qu’elle réussisse, et elle se fait fort de repartir à Bruxelles pour exiger une renégociation du deal avec l’UE. Qu’elle échoue, et elle franchira une nouvelle étape dans sa marginalisation, tandis que les députés prendront probablement directement la main sur le processus de Brexit. L’arbitre de cette « partie » cruciale sera le tonitruant « speaker » (président) de la Chambre, John Bercow, dont les prérogatives incluent le choix des orateurs et surtout des amendements débattus.
A deux mois jour pour jour de la date – le 29 mars – où le divorce avec l’Union européenne doit intervenir avec ou sans accord, Mme May tente de ne pas se défaire de la carte qu’elle considère comme maîtresse dans ce vaste jeu de poker menteur qu’est devenu le Brexit : la menace d’un « no deal », une sortie de l’UE sans accord dans un vide juridique néfaste pour l’économie européenne mais catastrophique pour celle du Royaume-Uni. Elle semble bien décidée à la brandir le plus longtemps possible pour tenter de faire fléchir les Européens.
Renégocier le « backstop irlandais »
Son objectif est désormais affiché : renégocier le « backstop irlandais » dénoncé par de nombreux députés et qui motive leur refus de voter l’accord. Il s’agit de la garantie donnée à la République d’Irlande du non-retour d’une frontière physique, pièce importante de l’accord de paix de 1998, mais qui suppose le maintien, au moins provisoire, de l’Irlande du Nord dans le marché unique européen et de l’ensemble du Royaume-Uni dans l’union douanière de l’UE. Si elle ne réussit pas à faire fléchir l’UE, Mme May semble bien décidée à reporter la responsabilité de l’échec sur les 27.
La première ministre, alors qu’elle justifiait et défendait mordicus ce « backstop » jusqu’à présent, a changé son fusil d’épaule à la veille du débat parlementaire de mardi. Elle soutient désormais l’amendement déposé par le député Tories eurosceptique Graham Brady, qui soutient son accord mais exige que le « backstop » soit remplacé par « des arrangements alternatifs de nature à éviter une frontière physique ». Ce texte, selon ses promoteurs, donnerait à Mme May « une arme puissante » pour exiger de Bruxelles une renégociation du « backstop ». Ce que les 27, et en particulier l’Irlande, excluent absolument jusqu’à présent.
L’amendement Brady a peu de chances d’être voté car les europhobes du parti groupés autour du député Jacob Rees-Mogg ne l’approuvent pas, le trouvant trop vague. Selon certains observateurs, ces ultras du Brexit visent en réalité un « no deal » qui, selon eux, provoquerait un choc économique propice à leur véritable objectif : une rupture nette avec l’UE et la transformation du Royaume-Uni en une sorte de Singapour déréglementée aux portes de l’UE.
A la place, ces ultralibéraux ont concocté lundi soir un amendement alternatif qui a reçu le soutien de conservateurs modérés comme l’ancienne ministre Nicky Morgan. Il s’agirait de remplacer le « backstop » par un accord par lequel Londres et les 27 accepteraient de continuer de commercer sans droits de douane après le Brexit tout en se donnant jusqu’à la fin de 2021 pour négocier un accord de libre-échange en bonne et due forme. Mais l’objectif à peine caché des promoteurs du texte est de commercer selon les règles minimales de l’Organisation mondiale du commerce (incluant des droits de douane), situation par défaut qui prévaudrait dans tous les cas dès le 30 mars 2019 en cas de « no deal ».
Si Theresa May n’obtient pas de majorité pour renégocier le « backstop » irlandais, elle se trouvera directement exposée à la pression des députés de tous bords qui estiment qu’elle joue avec le feu et veulent la forcer à exclure un « no deal » en repoussant la date butoir du 29 mars prévue pour le Brexit. Ce serait le cas si, ce soir, les députés approuvaient l’amendement déposé par la travailliste Yvette Cooper et le conservateur Nick Boles. Leur texte dispose que si l’accord défendu par Mme May n’est pas adopté d’ici au 26 février, les députés pourront, par un vote, exiger de la première ministre qu’elle sollicite auprès de l’UE un report du Brexit jusqu’à la fin de 2019. Il reviendrait ensuite aux 27 Etats de l’Union de décider, à l’unanimité, s’ils accordent ou non ce report.
Un autre amendement particulièrement observé
Le score obtenu par un autre amendement, celui du conservateur proeuropéen Dominic Grieve, sera aussi particulièrement observé. Son texte, soutenu par certains travaillistes, vise à permettre aux élus de voter librement sur des issues possibles – maintien dans une union douanière avec l’UE ou deuxième référendum. D’ici au 29 mars, six mardis entiers seraient consacrés intégralement par le Parlement aux débats et au vote sur des propositions alternatives. M. Grieve ne cache pas qu’il est lui-même favorable à un second référendum sur le Brexit. Révolution institutionnelle : le gouvernement serait alors dessaisi du pouvoir de maîtriser l’ordre du jour des Communes au profit des élus.
Un autre amendement comparable est déposé par le chef du Parti travailliste, Jeremy Corbyn. Il vise à éviter « un désastreux no deal » en permettant aux députés de se prononcer sur deux options : le maintien permanent du Royaume-Uni dans l’union douanière européenne (la position officielle du Labour) ou le vote d’une loi organisant un second référendum que la motion appelle « public vote », euphémisme utilisé pour ménager les 37 % d’électeurs travaillistes qui ont voté pour le Brexit et ne veulent pas entendre parler de « second référendum ».
Theresa May devrait tenter de dissuader les députés d’approuver de tels amendements qui la priveraient de fait d’une partie de son pouvoir. Pour écarter la menace d’un no deal, elle promet qu’un nouveau vote parlementaire aura lieu le 14 février si un accord n’a pas été approuvé à cette date. A quelques semaines de la date prévue pour le Brexit, « Mme May improvise », remarque un de ses ministres dans le Financial Times. A Bruxelles, Sabine Weyand, adjointe de Michel Barnier, chef des négociateurs Brexit de l’UE, a avoué hier qu’elle avait l’impression de vivre « un jour sans fin », du nom de ce film américain de 1993 dont le héros recommence chaque matin la même journée.