Journalistes, réseaux sociaux et harcèlement : comprendre la polémique sur la « Ligue du LOL »
Journalistes, réseaux sociaux et harcèlement : comprendre la polémique sur la « Ligue du LOL »
Par Corentin Lamy
Un groupe d’utilisateurs de Twitter a été accusé d’avoir harcelé des internautes, généralement des femmes, déclenchant une vague de témoignages sur le réseau social.
D’influents journalistes sont accusés d’avoir mené des campagnes de harcèlement sur Twitter. / QUENTIN HUGON / « LE MONDE »
C’est un mot-clé apparu sur Twitter vendredi 8 février, et dont la popularité a gonflé durant le week-end : #LigueDuLOL, du nom d’un groupe Facebook particulièrement actif entre 2009 et 2012, et dans lequel se retrouvaient une trentaine d’utilisateurs populaires de Twitter à l’époque, dont plusieurs journalistes parisiens, pour tenir des conversations privées. Il leur est désormais reproché d’avoir orchestré des campagnes de cyberharcèlement, notamment contre des femmes, comme l’a expliqué vendredi un article de Libération.
Les agissements de ce groupe sont aujourd’hui au cœur d’une polémique qui a même fait réagir la secrétaire d’Etat à l’égalité femmes-hommes :
Tout mon soutien et ma solidarité aux blogueuses et journalistes qui ont eu à subir le harcèlement sexiste de la… https://t.co/5brzwGkV0R
— MarleneSchiappa (@🇫🇷 MarleneSchiappa)
Qu’est-ce que la « Ligue du LOL » ?
C’est un groupe d’une trentaine d’utilisateurs de Twitter de la première heure, présents et populaires sur le réseau social dès 2009. Il a été créé par Vincent Glad, qui est aujourd’hui lui-même journaliste à Libération. Il rassemblait des journalistes mais aussi des professionnels de la communication et de la publicité.
« On y faisait des blagues, un travail de veille, c’est d’un commun absolu, il n’y a jamais eu, à l’intérieur de ce groupe, d’obsession antiféministe. On se moquait de tout, et tout le monde », explique aujourd’hui l’un de ses membres à Libération. Les premières années, « il y avait ce côté observatoire des personnages de Twitter, on s’échangeait des liens, des photos, on se moquait des gens », décrit un autre, qui explique avoir fini par quitter le groupe. « Cette observation du petit monde de Twitter s’est cristallisée sur des personnes, c’est devenu des feuilletons avec des personnages récurrents, des obsessions de certains membres du groupe », dit-il aujourd’hui, en le regrettant.
Pourquoi en parle-t-on maintenant ?
On peut faire remonter l’origine de la polémique actuelle à un premier Tweet d’abord évasif du journaliste de Slate Thomas Messias qui, mardi, sans donner de nom ni évoquer la « ligue du LOL », parle de « meutes de harceleurs de féministes ». Ce Tweet a provoqué une réaction d’Alexandre Hervaud, journaliste à Libération, considérant quelques heures plus tard que « certains militants zélés (…) ne digèrent pas qu’une personne (…) puisse vraiment changer ».
Troisième acte de cette passe d’armes, qui achève de mettre le feu aux poudres : une succession de messages d’« Iris KV », une utilisatrice du réseau social qui se dit journaliste spécialisée « série », qu’elle adresse « à tous les membres de la ligue du lol de l’époque » : « Changer c’est bien. S’excuser auprès des personnes (…) harcelées, ce serait mieux. » Les témoignages se multiplient alors, à l’image de celui de Valerie Rey-Robert, responsable du blog féministe Crêpe Georgette. Des femmes expliquent qu’elles « n’oublient rien » des agissements de ces « sales petits mecs ». Trois jours plus tard, la polémique sort du cadre de Twitter pour s’étaler dans les colonnes de Libération.
Qu’est-ce qui est reproché ?
Dans son article, Libération fait intervenir des membres du groupe (dont certains appartiennent aujourd’hui à sa rédaction), mais aussi une dizaine de leurs cibles préférées. Si les membres du groupe se défendent d’avoir voulu « faire du mal », comme le rédacteur en chef du Tag parfait, Stephen Des Aulnois, ou considèrent qu’il y a « une grosse part de fantasme », comme le journaliste Vincent Glad, à l’origine du groupe. Les victimes, à l’inverse, parlent à Libération du « pouvoir de nuisance très élevé » de « gens qui pensaient faire des blagues, mais nous ont pourri la vie ».
Nora Bouazzouni, journaliste culinaire et séries, explique que « beaucoup de filles étaient terrifiées par ces gens, avaient peur de les dénoncer ». Elle énumère : « Insultes, photomontages, gifs animés avec des trucs pornos avec ma tête dessus, mails d’insulte anonymes. C’était le forum 18/25 de jeuxvideo.com avant l’heure. » Une journaliste ajoute, sous le couvert de l’anonymat : « C’était des gens qu’on connaissait, qu’on avait déjà croisés à des soirées, avec qui on avait travaillé. C’était ça qui faisait que c’était d’autant plus dur. » Une autre abonde : « Les attaques étaient customisées en plus : comme je suis noire, j’avais le droit à un peu de racisme, en plus du [sexisme] ». Avant de conclure : « Aujourd’hui, quand je propose des piges sur le féminisme aux Inrocks, à Slate, à Libération, où ces personnes occupent désormais des postes à responsabilité, c’est un peu surréaliste. »
Quelles sont les victimes ?
Depuis la parution de l’article de Libération, les témoignages se multiplient sur les réseaux sociaux. Lucile Bellan, journaliste pour Slate, parle d’« années de harcèlement, une usurpation d’identité, des attaques basses et gratuites ».
Mon témoignage fait partie de ceux ignorés par l’article mais pour moi La ligue du LOL c’est des années de harcèlem… https://t.co/6M8M04iaTj
— LucileBellan (@Lucile)
Mélanie Wanga, créatrice du podcast « Le Tchip », qui avait quitté Twitter en 2013, a rouvert son compte pour dénoncer « un groupe pyramidal où les mange-merde harcelaient pour montrer aux boss qu’ils avaient de la valeur ».
Imaginez être une jeune journaliste noire, parler de blackface, d'apartheid et se prendre ce genre de trucs x20 par… https://t.co/Ayws5zbt1N
— babymelaw (@Mélanie Wanga)
Capucine Piot, alors « blogueuse beauté », décrit un « travail de démolition parfois quotidien de la #ligueduLOL », qui a en outre ouvert la porte à des « attaques d’inconnus ». « L’enfer commençait ».
Après des années sans compte Twitter, je sors du silence pour un thread sur la #liguedulol dont j’ai aussi été victime. Explications.
— capucinepiot2 (@capucine piot)
Florence Porcel, aujourd’hui vidéaste spécialisée dans la vulgarisation scientifique, explique avoir été victime d’un canular téléphonique : « Ce journaliste m’avait appelée en se faisant passer pour le rédacteur en chef d’une émission très en vue (et hop, usurpation d’identité en sus) pour me proposer de l’intégrer ». Canular « supprimé entre-temps ».
COMME C'EST INTÉRESSANT. Le "fait d'arme" en question a été supprimé entre hier et aujourd'hui #liguedulol… https://t.co/2O9SHf9hm8
— FlorencePorcel (@Florence Porcel)
L’auteur de ce canular est David Doucet, rédacteur en chef aux Inrockuptibles, a-t-il lui-même reconnu ensuite, affirmant n’avoir pas deviné « l’ampleur et les traumas subis ». Il assure avoir quitté le groupe « il y a bientôt six ans ».
Des témoignages d’hommes se sont joints aux voix essentiellement féminines des victimes, à l’image de celui très détaillé de Matthias Jambon-Puillet, ou encore celui de Lam Hua, animateur de la chaîne de télévision en ligne JVTV, qui fait mine de s’amuser de voir que parmi les « quelques membres de cette meute qui acceptent de parler, tous reconnaissent, mais aucun ne s’excuse ».
Et quand on regarde le casting de cette meute, beh : que des trentenaires blancs branchés barbus malins, de près ou… https://t.co/8Fb3qHJqij
— LamHua (@Lâm HUA)
Comment réagissent les personnes mises en cause ?
Plusieurs des personnes mises en cause n’ont en effet pas tarder à réagir sur les réseaux sociaux. Tous reconnaissent l’existence du groupe.
Le podcasteur Henry Michel, immédiatement après la publication de l’article de Libération, a posté sur Facebook un long message où il « demande pardon à toutes celles et tous ceux que j’ai pu blesser directement ou indirectement en ayant contribué à la culture de ce groupe ». Le surlendemain sur Twitter, il prévenait : « Ma voix, vous ne l’entendrez plus pour quelque temps. Pas pour choisir moi-même ma punition, mais parce que je suis honteux, malheureux, et prostré. »
Alexandre Hervaud, journaliste à Libération, a d’abord commencé par s’excuser : « c’était vraiment pas malin, et ça ne se reproduira plus », avant de préciser à l’adresse de « ceux qui sautillent de joie » :
Et à ceux qui sautillent de joie dans leur bile revancharde en se disant "pfiou, bien fait pour leurs gueules de co… https://t.co/jAjhY7waU4
— AlexHervaud (@Alexandre Hervaud)
Le podcasteur et vidéaste Guilhem Malissen explique que « ça correspondait à une époque où il était de bon ton sur Twitter de faire de l’humour noir (…). J’adorais le stand-up et frustré de ne pas le pratiquer, je tuais mon envie de blagues sur les réseaux. Sans réaliser que ce que j’écrivais pouvait être sexiste, grossophobe, homophobe et constituer du harcèlement ».
Sylvain Paley, podcasteur et blogueur, reconnaît que « certains membres toxiques ont commencé de leur côté à nourrir des obsessions malsaines et très ciblées ». « Dans les témoignages que j’ai pu lire ces derniers jours, j’ai découvert des choses abominables dont je n’avais aucune idée », se défend-il.
Enfin, Olivier Tesquet, journaliste à Télérama, reconnaît avoir « fait partie de ce groupe » mais tient à préciser qu’il n’a « jamais harcelé quiconque ». « Je fais très probablement partie de la catégorie des témoins passifs. Est-ce une excuse ? Non. (…) Désolé pour ce silence coupable. Qui méritait d’être rompu. »
Stephen Des Aulnois, quant à lui, a dans un premier temps publié une réaction, avant de finalement supprimer son compte Twitter.