En Libye, dans l’enfer des milices
En Libye, dans l’enfer des milices
Par Omar Ghannam
Dans son ouvrage « Esclave des milices », le journaliste guinéen Alpha Kaba raconte comment il a vécu pendant deux ans dans la peau d’un captif.
Editions Fayard
La traite négrière ? Un passé lointain et révolu. Une page des livres d’histoire qui alimenterait ce que Pascal Bruckner qualifie de « sanglot de l’homme blanc » ? Pas que… A quelques dizaines de kilomètres des côtes européennes, en Libye, c’est la réalité que vivent, aujourd’hui encore, des milliers d’hommes et de femmes.
Dans Esclave des milices, Alpha Kaba confronte son lecteur à cet enfer dans un récit autobiographique poignant. Il revient sur son enfance à Boké, dans le nord-ouest de la Guinée, ses efforts pour étudier et rendre fiers ses parents, la vie heureuse qu’il aurait pu mener avec sa bien-aimée Hassiatou et leur fille Binta s’il n’avait voulu poursuivre son rêve de devenir journaliste.
Aux limites de la déshumanisation
En Guinée, être journaliste est un métier risqué. Alpha le mesure vite quand, pour son appartenance à une radio jugée dissidente par le régime, il est activement recherché et doit fuir le pays. Un exil qui le conduit aux portes de la Libye où, avec ses compagnons d’infortune, il tombe aux mains des milices qui règnent sur le pays.
Un jour, Alpha réalise qu’il vient d’être vendu dans un marché d’esclaves. Et cette idée qu’il « vaut 350 dinars » le poursuit. Pendant deux ans, sous les coups et les humiliations, de maître en maître, de prison en prison, loué à la journée pour travailler sur des chantiers, des plantations, des jardins de superbes propriétés, il se retrouve chaque jour poussé un peu plus loin vers la folie et aux limites de la déshumanisation. Plus le récit déroule le quotidien des captifs, plus il semble effroyablement anachronique, d’un autre temps.
Alpha Kaba se sait dans une économie fondée sur l’exploitation d’êtres humains. C’est d’ailleurs cette horreur ordinaire qui frappe le plus dans le témoignage, la simplicité révoltante avec laquelle il a été capturé, la rapidité avec laquelle son humanité lui est confisquée, la banalité de la situation. Le système fait de l’enfer sa routine, de la violence sa norme, du racisme sa devise. Et pendant ce temps, les bourreaux ronflent dans la voiture comme si tout était à sa place, comme s’ils transportaient une marchandise. Ils surveillent les prisons une kalachnikov à la main, faisant oublier qu’ils ont à peine 15 ans.
Ne pas sombrer dans la bestialité
L’« ultime stade de la violence », comme l’analyse l’auteur, aura été de « nous inculquer de force la haine des autres et des miens ». Alpha raconte alors comme il lui faut penser pour ne pas sombrer dans la bestialité, se souvenir à tout prix pour faire de la mémoire un « rempart à la soumission », et répondre à la violence la plus extrême par l’amour de ses compagnons d’infortune. « La liberté, je ne l’ai pas dans mes gestes, je la trouve dans l’amour », écrit-il.
Après l’enfer de l’esclavage, rien n’est fini. Le récit ouvre sur le calvaire des survivants pour rejoindre l’Europe, traverser une mer qui a englouti 16 000 migrants entre 2014 et 2018, selon l’Organisation Internationale pour les migrations (OIM). Et une fois les rives atteintes, ça recommence encore et encore. Il faut demander l’asile, essayer de se reconstruire et de s’intégrer. Ultime phase de la rédemption, il ne reste plus à Alpha Kaba qu’à mettre des mots sur l’enfer dont il ressort. Se souvenir et témoigner « pour que plus personne, jamais, ne puisse détourner le regard ». C’est chose faire avec Esclave des milices.
Esclave des milices, d’Alpha Kaba (éd. Fayard, 210 pages, 18 euros).