« Les Algériens ont brisé la barrière de la peur »
« Les Algériens ont brisé la barrière de la peur »
Par Salah Badis
Le journaliste et poète Salah Badis raconte comment il a vécu les manifestations du 22 février contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat.
Un manifestant interpelle les policiers, à Alger, le 22 février 2019. / Ramzi Boudina / REUTERS
Tribune. « Attendez que les gens sortent de la prière du vendredi. » C’est ce qu’ils ont tous écrit après que la police a arrêté les rares manifestants qui ont brisé le silence, à 9 heures, vendredi 22 février. La place du 1er-Mai, qui relie le quartier populaire de Belouizdad à la rue Hassiba-Ben-Bouali et monte vers El Mouradia, où se trouve le siège de la présidence, a pris la couleur des fourgons de police et de leurs casques : bleu.
Je suivais ce qui se passait de chez moi. Le matin même, j’hésitais encore : je n’avais pas tranché s’il fallait sortir ou non. Les dernières semaines, je n’avais pas écrit un traître mot sur le cinquième mandat de Bouteflika. J’étais en colère, désespéré, et j’essayais de masquer tout cela par de l’humour, contrairement à 2014 où je voulais tout casser mais où c’est la police qui a cassé la dizaine de personnes ayant osé sortir dans la rue à Alger. Je suis allé sur la page Facebook de mon ami Bidou, il disait qu’il était arrivé au centre-ville et que la police était partout. Il a dit qu’il allait se cacher jusqu’à la fin de la prière du vendredi.
Je n’ai pas pu tout suivre sur Internet, qui était brouillé par les autorités depuis la veille. Une nouvelle habitude qui s’ajoute à celle de bloquer Internet durant les examens du baccalauréat pour éviter la divulgation des sujets. Vers midi, j’ai pris la voiture et j’ai fait les vingt kilomètres qui me séparent d’Alger-centre. La route était vide. J’étais, littéralement, sans espoirs. Je me disais que le mieux que je puisse faire était d’observer de loin. Je n’ai jamais connu de manifestation politique. J’ai vécu un quart de siècle dans ce pays, je suis né durant la guerre civile et j’ai vécu dans le trauma de l’après-guerre civile… Qu’importe.
Les chants des ultras
J’ai choisi de passer par la trémie de la place du 1er-Mai, j’ai vu des attroupements, j’ai compris que la prière était terminée, il était 14 heures. J’ai pris la direction de la rue Didouche-Mourad, j’ai stationné devant la mosquée Errahma. Je suis descendu en courant par la rue Victor-Hugo, la poitrine lourde. En m’approchant de la rue Hassiba, j’ai vu des policiers qui couraient, ils étaient au niveau de l’horrible place de la Liberté de la presse, où des centaines de journalistes ont été interpellés au cours des dernières années. Je me suis figé. J’ai pensé à remonter une nouvelle fois la rue Victor-Hugo, je ne comprenais pas pourquoi ils couraient.
Puis j’ai entendu le slogan « Jamhouriya machi mamlaka… El harraga rabbi yerhamhoum » (La République n’est pas une monarchie… Que les harragas reposent en paix). Je me suis donné du courage et j’ai approché du coin de la rue. A ma surprise, un cortège de manifestants arrivait vers la rue Hassiba en provenance du 1er-Mai. « El harrraaaaaga rabbi yerhamhoum ! » J’ai reconnu les chants des ultras du Mouloudia d’Alger. La police ne savait pas quoi faire, je n’ai pas hésité, j’ai sauté le pas et j’ai rejoint les marcheurs qui, je ne comprenais pas pourquoi, retournaient vers la place du 1er-Mai.
Algérie : « Bouteflika dégage ! »
Durée : 02:09
Là, la scène que j’ai vue m’a libéré du poids qui pesait sur ma poitrine : des milliers de manifestants occupaient la place et submergeaient les policiers en bleu avec leurs casques. Les manifestants étaient tellement nombreux que ceux-ci se perdaient au milieu. Et puis il y a eu les slogans « Silmiyya, silmiyya » (Pacifique, pacifique), « Makache el khamssa, ya Bouteflika » (Pas de cinquième, Bouteflika). J’ai rencontré une amie journaliste au milieu de la foule. C’était le premier hasard, d’autres ont suivi : beaucoup de gens que je connaissais marchaient parmi les manifestants. Tout le monde oscillait entre la sidération et la joie. Nous nous faisions signe de loin et reprenions la marche.
La rue est noire de monde
Je regarde Facebook et je découvre une vidéo de la manifestation (énorme) partie de Bab El Oued en direction de la place des Martyrs pour converger avec celle du 1er-Mai. Je lève la tête et je me rends compte qu’elle est déjà arrivée, ce qui signifie que la police, que j’avais vu essayer de fermer la rue Hassiba, a échoué. La foule de la place du 1er-Mai s’ébranle pour s’agglutiner à celle de Bab El Oued, les uns lancent des slogans, les autres répondent. En moi monte une grande gratitude pour les supporters de football.
Nous marchons en nous éloignant de la place du 1er-Mai. J’entends des gens dire qu’on va aller au Parlement ou au palais du gouvernement. Des dizaines de mètres plus loin, je me rends compte pour la première fois (la rue Hassiba est en pente) à quel point la foule est nombreuse, la rue est noire, une marée de manifestants avance vers le Parlement. Je jette un œil sur Internet, j’écris à mon amie algérienne qui vit au Caire et suit les événements actuels avec une inquiétude d’autant plus grande que les gens de sa famille sont sortis – dire qu’elle a vécu la révolution du 25 janvier en Egypte. « C’est incroyable. Rien n’incite à la peur, les gens sont sortis en famille. » Elle jubile et m’envoie le lien de la chanson Hasbouhoum (Demandez-leur des comptes), du regretté Rachid Taha.
Je me retrouve avec une amie journaliste en train d’avancer vers le Parlement. Elle me dit que les gens sont sortis à Annaba, Oran, Bordj Ménaiel, Touggourt, Constantine, partout. Je garde en moi le trop-plein d’émotions qui me vient.
Quelques heures plus tôt, je ne m’imaginais pas sortir. Une semaine avant, tout était impossible, même si la photo de Bouteflika avait été arrachée du fronton de la mairie de Khenchela (dans l’est de l’Algérie) et piétinée par des manifestants. Alger, c’est autre chose – tout le monde le disait. La capitale, c’est autre chose, dans un pays qui a la taille d’un continent mais qui est étranglé à mort par la centralisation. Manifester pacifiquement est théoriquement autorisé, mais les lois et la police l’interdisent dans la capitale.
Des policiers spectateurs
Je demande à mon amie à quand remonte la dernière manifestation aussi importante à Alger. Elle se rappelle la manifestation du Printemps noir (en 2001), elle avait été énorme aussi, mais la police avait été extrêmement violente, au point de faire 126 morts. Et puis elle remonte jusqu’aux marches non violentes d’avant la guerre civile, ou peut-être à celles de 1991 ou 1992. Elle dit que celle de 2011 avait été plus petite et qu’en 2009 ce n’était pas une manifestation mais des célébrations pour fêter la victoire contre l’Egypte et la qualification à la Coupe du monde. Et puis elle résume : « C’est la première fois qu’il se passe une chose pareille. » On entend scander « Silmiyya, silmiyya ». On voit les policiers qui regardent, en spectateurs, de part et d’autre de la rue. On imagine qu’ils ont reçu pour instruction de ne pas s’en prendre aux manifestants s’ils restent pacifiques.
Le slogan « FLN dégage ! » retentit devant le Parlement. Le boulevard qui donne sur la mer et le port est noir de monde, les arcades du siège de l’Assemblée amplifient le son, les gens demandent le départ du parti au pouvoir, le Front de libération nationale. Mon amie m’informe que la manifestation s’est scindée. Nous, nous sommes venus au Parlement, et les autres sont montés vers El Mouradia, le palais présidentiel ! Je me suis mis à rire. Tout ce que j’ai essayé de comprendre et d’écrire sur l’espace public depuis le printemps arabe est caduc. La marche du 22 février a déferlé dans les rues et les places, elle est montée, s’est approchée du palais d’El Mouradia et l’aurait atteint si elle n’en avait été empêchée par les bombes lacrymogènes et les balles en caoutchouc des forces de sécurité, défendant un palais vide (le président réside dans un autre palais et il est actuellement à Genève pour des examens médicaux).
Je laisse le Parlement et je prends le chemin d’El Mouradia. Je rencontre des manifestants qui rebroussent chemin et font signe aux voitures de faire demi-tour, la route est barrée, il y a du gaz partout dans l’air. J’avance un peu et je m’arrête quand je rencontre mon ami Ramzi, qui rit malgré des yeux rougis. J’appelle Bidou, qui me dit qu’il a inhalé beaucoup de gaz lacrymogène mais qu’il va bien. Je redescends vers le centre pour le rejoindre. La marche du Parlement a fait tout un tour par le tunnel des facultés pour repasser par la place Audin et remonter de là, pour aller prêter main-forte à ceux qui résistent encore aux gaz lacrymogènes. Nous nous arrêtons place Audin, le boulevard Mohammed-V est noir de monde. Incroyable : tous ces gens sont sortis, des hommes, des femmes, des enfants, des familles entières, des dizaines de milliers. Les premières estimations font état de près de 20 000 manifestants (certains disent 50 000) rien qu’à Alger.
Démasquer les illusions
On s’attarde un peu place Audin, il est près de 18 heures. On rit à la vue d’une banderole accrochée par les manifestants : « Non au cinquième mandat », en plein cœur d’Alger, et sous les yeux de la police qui observe et ne peut rien. Je prends une photo pour le souvenir et j’entends un jeune devant moi, il essaye de nouer le drapeau national autour de son cou et dit à une vieille dame : « Ce drapeau je l’ai volé, il est beau, non ? » La vieille rit et lui conseille de ne pas voler. Les copains allument leurs cigarettes, ils se détendent un peu. Des nouvelles nous parviennent : la marche a atteint le Palais du peuple, les manifestants se dispersent çà et là. Malgré tout, le sentiment qui domine est la satisfaction.
Personne ne sait qui a appelé à manifester le 22 février, certains disent que c’est « le peuple », d’autres que ce sont les forces de sécurité – même si c’était le cas, elles ne s’attendaient pas à une telle participation. Personne ne sait qui a appelé à une marche non violente – « Silmiyya » – ni qui était derrière toutes ces peurs de ce qui arriverait si les gens sortaient, si la manifestation dégénérait en violences et en pillages de commerces. Moi non plus, je ne sais pas qui est derrière cet appel à participer à une manifestation à laquelle je ne voulais pas prendre part ; la seule chose que je sais, c’est qu’il a fallu vingt ans de présidence Bouteflika pour que les Algériens brisent la barrière de la peur et qu’ils retournent dans la rue. Vingt ans pour relever, ne serait-ce qu’un peu, le plafond d’humiliation et de mascarade qui pèse sur eux. Les gens, ici, à Alger et dans les autres villes, ont eu besoin de temps pour guérir du passé et pour démasquer les illusions, et la première d’entre elles : photos d’un président absent.
Que se passera-t-il après cela ? A mon avis, la réponse importe peu pour l’instant. Ce qui importe vraiment, c’est que le domaine des possibles s’est étendu en Algérie aujourd’hui.
Né en 1994, Salah Badis est diplômé en relations internationales de l’université d’Alger. Il est journaliste, traducteur et poète. En 2016, il a publié son premier recueil de poésie, Dhajar el bawakhir (éditions Al Moutawassit).
Ce texte, traduit de l’arabe par Saïd Djaafer et Lotfi Nia, est paru initialement sur le site Rasseef22 puis sur celui du HuffPost Algérie.