« Les jeunes cadres urbains veulent vivre au pays des vacances »
« Les jeunes cadres urbains veulent vivre au pays des vacances »
Par Marine Miller
« Vivre dans une métropole régionale et conjuguer qualité de vie, culture, créativité et dynamisme » serait le nouvel idéal de mobilité sociale des jeunes cadres parisiens, explique le sociologue Jean Viard, dans un entretien accordé au « Monde ».
Jean Viard est sociologue au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). La décentralisation et l’administration territoriale, les identités territoriales ainsi que les loisirs et le travail figurent parmi ses thèmes de recherche. / Virginie Jullion
Paris a vu le prix de ses loyers exploser et la ville perd chaque année des habitants. « Y habiter devient plus difficile, même si la machine créatrice parisienne est à son sommet », explique Jean Viard, directeur de recherche au CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). Les jeunes cadres, protégés par leurs diplômes, ont l’embarras du choix pour fuir Paris. Selon lui, « le mouvement de mobilité sociale se situe désormais vers les métropoles régionales : Lyon, Nantes, Bordeaux, Toulouse, Montpellier ».
Comment analysez-vous le départ et l’envie de départ des jeunes cadres parisiens pour les métropoles régionales ?
Nous sommes entrés dans une société de mobilité au fil de chaque journée, de l’année, de la vie. Quand on fait des études supérieures, il est bon de passer par Paris. Si possible d’y occuper un emploi en début de carrière. Puis, vers 30 ans, ces jeunes cadres diplômés fondent une famille et, pour eux, partir de Paris devient alors désirable. Hier ils seraient allés dans les banlieues chics, aujourd’hui, plus souvent, ils vont vers les capitales régionales. Au fond, les Français nourrissent toujours le même désir de la « maison avec jardin ».
Chaque génération porte un projet de promotion sociale. Les paysans ou les migrants qui arrivaient en ville devenaient ouvriers. Puis, dans les années 1970-1990, leurs enfants ont accompli un mouvement d’installation dans les zones périurbaines pour s’offrir le pavillon de leur rêve. C’est cette frange de la population qui compose le gros du mouvement des « gilets jaunes ». Car leur projet de vie est devenu caduc avec la nouvelle puissance des métropoles et la pression écologique.
Pour le jeune cadre parisien, le mouvement de mobilité sociale se situe plutôt vers les métropoles régionales : Lyon, Nantes, Bordeaux, Toulouse, Montpellier. Ces jeunes, urbains et très diplômés, veulent vivre dans ces grandes villes, ils veulent une qualité de vie, une vie culturelle, être proche de la mer tout en étant dans une ville créative et dynamique. En fait, ils ont le rêve de « vivre au pays des vacances ».
La ville idéale, pour eux, c’est le Club Med allié à la culture urbaine du baron Haussmann. Cette population, protégée par ses diplômes, a l’embarras du choix. Les entreprises, quant à elles, comprennent ces logiques des territoires émergents et choisissent de s’implanter là où vont ces nouvelles compétences. Le monde numérique favorise ces évolutions, à terme beaucoup de ces cadres travailleront sans doute en plusieurs lieux, au siège à Paris, dans des bureaux près de chez eux et à leur domicile. Le travail va devenir multilocalisé.
Paris est-elle en train de devenir invivable, même pour cette population privilégiée et protégée par ses diplômes ?
Paris incarne, comme New York, une ville de célibataires où se nouent les rencontres. C’est la ville d’une jeunesse connectée, urbaine, diplômée et anglophone. D’ailleurs les start-up ne veulent pas aller à la Défense, elles préfèrent payer des fortunes pour être au cœur de Paris.
Soixante-douze pour cent des Parisiens rêvent de quitter Paris ; mais, malgré ces sondages, Paris reste la ville attractive qui deviendra le New York de l’Europe dans une région de onze millions d’habitants. Elle concentre quatre-vingt mille chercheurs et une puissance créatrice considérable.
Il faut aussi comprendre que si la révolution numérique a tendu sa toile partout elle a d’abord accéléré la création de richesse dans les métropoles où la créativité est plus forte, la recherche plus dense, les contacts plus rapides. Aussi, Paris a vu le prix de ses loyers exploser et la surface des logements se réduire, la ville a perdu soixante mille habitants en cinq ans. La machine créatrice parisienne est à son sommet, mais y habiter devient plus difficile.
Comment les villes françaises tirent leur épingle du jeu dans cette nouvelle dynamique ?
Les vraies métropoles progressent. Lyon, Toulouse, Nantes, Rennes, Aix-Marseille, Montpellier… et, depuis 2008, elles ont créé de l’emploi malgré la crise. Dans les années 1980, on parlait de « développement post-touristique » pour les villes dans des régions touristiques, Grenoble, puis Sophia Antipolis, puis Montpellier…
La façade atlantique faisait figure de belle endormie. Puis elle s’est réveillée, et elle progresse désormais très vite. Après Nantes, Bordeaux a réussi à accélérer sa mutation. La ville a « explosé » d’un coup, ce qui a creusé des écarts avec les villes alentour.
La métropole de Lyon compte deux millions d’habitants. C‘est une sorte de Milan du Sud, tout y est, universités, entreprises, à moins de deux heures de Paris, du ski et de la mer. C’est aussi une ville très endogame. La grande majorité des Lyonnais sont nés à Lyon. Pour attirer les jeunes cadres diplômés, il a fallu ajouter le désir et développer la vitalité culturelle. Il ne manquait que l’art de vivre, ce que le classement à l’Unesco lui a donné en 1998.
Et puis il y a Aix-Marseille. Cette métropole maritime pèse presque autant que Lyon, mais son organisation politique l’a longtemps freinée. Quand le Nord s’est effondré après la fin des mines, Lille s’est peu à peu redressée en prenant les énergies des villes qui l’entouraient, comme Béthune, Dunkerque. C’est une ville qui est en train de surmonter le deuil industriel. Lille est une métropole émergente dans une région qui aime la culture industrielle. Elle est au cœur de l’Europe mais le Brexit peut modifier son destin.
L’Est est aussi en souffrance car en deuil industriel et en manque de métropoles. Mais elle a des voisins puissants. Et puis il y a des villes plus petites, comme Rouen, Caen ou Orléans, on peut s’y installer et continuer d’aller travailler à Paris, qui n’est plus qu’à une heure de TGV. C’est aussi ce modèle qui se développera.
Comment expliquez-vous la montée en puissance d’une ville comme Nantes ?
Nantes a connu une crise majeure avec la fermeture des chantiers navals et l’effondrement de l’industrie portuaire. Mais elle incarne une ville qui a réussi à se réinventer. Jean-Marc Ayrault [maire de 1989 à 2012] a su s’entourer d’hypercompétences, notamment de Laurent Thery (urbaniste) ou de Jean Blaise (directeur artistique)… Ensemble, ils ont repensé la ville autour de la culture, devenue cœur du lien social. C’est un cercle vertueux ; ville pauvre, Nantes a attiré les investissements grâce à l’énergie culturelle.