Sofia Djama : « On ne souhaite pas la mort de Bouteflika, on veut juste qu’il parte »
Sofia Djama : « On ne souhaite pas la mort de Bouteflika, on veut juste qu’il parte »
Propos recueillis par Clarisse Fabre
La cinéaste raconte les premiers jours de manifestations à Alger contre un cinquième mandat du président algérien.
Des étudiants manifestent à Alger, le 26 février 2019. / Ramzi Boudina / REUTERS
Née à Oran en 1979, Sofia Djama fait partie de la nouvelle génération de cinéastes algériens, avec Hassen Ferhani, Karim Moussaoui… Son premier long-métrage, Les Bienheureux, sélectionné à la Mostra de Venise en 2017, met en scène une société cloisonnée, privée d’espace public. Mobilisée dès les premiers appels à manifester, vendredi 22 février, contre un cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika, Sofia Djama raconte au Monde Afrique l’atmosphère « étrange » et « déterminée » qui règne dans la capitale algérienne.
Pouvez-vous nous décrire ces premiers jours de manifestations à Alger ?
Sofia Djama Quand les premiers appels aux rassemblements sont arrivés sur les réseaux sociaux, j’avoue que certains d’entre nous ont eu des doutes : on se demandait s’il ne s’agissait pas de manœuvres islamistes. Mais ils se sont vite dissipés.
Des premiers rassemblements ont eu lieu le 22 février, le matin, place du 1er-Mai, et des personnes ont été embarquées par la police. J’ai rejoint le mouvement l’après-midi. En sortant de chez moi, j’ai vu des jeunes avec le visage camouflé, mais bienveillants, et aussi des femmes de tous âges. Certaines portaient le hidjab, d’autres des jeans près du corps, et ça cohabitait. J’ai retrouvé des amis, j’ai commencé à filmer, il faisait beau. L’atmosphère était sereine et déterminée. Soudain, un homme m’a lancé gentiment : « Oh, la bienheureuse ! », comme un clin d’œil à mon film. C’était un père qui accompagnait sa fille d’une quinzaine d’années à sa première manifestation. J’ai trouvé ça très beau.
Le lendemain, l’appel à manifester [pour le dimanche 24 février, place Audin] était revendiqué par Mouwatana, le mouvement pour la citoyenneté opposé à un cinquième mandat de Bouteflika. Ce jour-là, on a vu des slogans très drôles. Une femme brandissait une pancarte « Il n’est pas interdit de rêver ». Il y avait une ambiance étrange : les policiers étaient un peu tendus et nous ont lancé des lacrymos. Mais en face, on a entendu des gens répondre sur un mode ludique, en poussant des cris de supporters…
Comment expliquez-vous cette réappropriation de la rue ?
Pendant longtemps, les traumatismes de la guerre civile ont muselé la chose politique. Le pouvoir disait : c’est nous ou les islamistes. Le pays est devenu une société de consommation, j’ai vu des cinémas remplacés par des boutiques…
Symboliquement, les autorités ont toujours cherché à empêcher les débordements dans la capitale. Alger a toujours été « la bien gardée ». Lors de la dernière grande manifestation, en 2001, j’étais étudiante. Le pouvoir avait tiré sur la jeunesse et fait une centaine de morts. En 2009, à l’annonce d’un troisième mandat pour Bouteflika, c’était la catastrophe. En 2014, quand il a été réélu pour un quatrième mandat, j’étais à Paris, je pleurais. On ne souhaite pas la mort de Bouteflika, on veut juste qu’il parte.
Aujourd’hui, quelque chose démarre. On s’est réconcilié avec notre citoyenneté. On est un corps qui descend dans la rue, une voix qui parle. J’ai envie d’être optimiste. Mais je ne peux pas analyser, il ne faut pas spéculer, c’est trop tôt. C’est comme une protection mentale.
Il existait toutefois des mobilisations avant le 22 février, y compris chez les artistes dont vous faites partie…
Il y a eu, par exemple, deux mobilisations initiées par les étudiants : l’une après l’assassinat d’un ressortissant zimbabwéen, étudiant à la faculté d’Annaba [un crime crapuleux], l’autre après le crime homophobe d’un étudiant algérois. Ces drames ont poussé les universitaires à manifester : ils ont forcé le dispositif policier et une marche a eu lieu.
Du côté des réalisateurs, en décembre 2018 on a créé le Collectif pour un renouveau algérien du cinéma, le CRAC, en réaction à la nomination de Salim Aggar à la tête de la Cinémathèque d’Alger – un homme en conflit ouvert avec une partie importante de la profession, qui a pu écrire des choses ordurières sur des cinéastes. Le Mouvement démocratique et social, le MDS, nous a accueillis dans ses locaux. Cette formation de gauche compte d’ailleurs beaucoup de cinéphiles dans ses rangs : son ancien secrétaire général était Yacine Teguia, producteur et frère du cinéaste Tariq Teguia. Fahim Dahi, 27 ans, lui a succédé, tandis que Rédouane Khaled, 26 ans, s’occupe des relations extérieures. Ils ont tous deux travaillé sur mon tournage.
Le CRAC a été amené à se positionner, plus récemment, après qu’un producteur de télévision, Youcef Goucem, s’est immolé – ses prestations n’avaient pas été payées par la chaîne Dzaïr TV. On est donc mobilisé, on est en route. Comme l’a dit la comédienne Adila Bendimerad, qui a joué dans Le Repenti, de Merzak Allouache : « Parce qu’il nous était impossible de ne pas réagir. »
Notre sélection d’articles pour comprendre la contestation en Algérie
Depuis le 22 février, le mouvement de protestation le plus important des deux dernières décennies a poussé des dizaines de milliers d’Algériens dans les rues pour exprimer leur opposition à un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika avant l’élection présidentielle prévue le 18 avril 2019.
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