« La Flor » : un foisonnant bouquet de fictions
« La Flor » : un foisonnant bouquet de fictions
Par Mathieu Macheret
Avec ce film-monstre de quatorze heures, le cinéaste Mariano Llinas invite à un tourbillon d’images et d’émotions.
Dans l’avant-propos de La Comédie humaine, Balzac nous alertait déjà sur l’une des aspirations profondes de la fiction : « faire concurrence à l’état civil » ou, en d’autres termes, défier la réalité même, gagner du terrain sur la vie pour – peut-être – s’y substituer. Depuis la Schéhérazade des Mille et Une Nuits jusqu’aux séries actuelles, la fiction compose avec un temps reconductible, potentiellement infini, qui est à la fois son souffle et son propre mirage. La Flor, de Mariano Llinas, film-monstre tourné sur près de dix ans, révélé en 2018 au Festival de Buenos Aires (BAFICI), passé ensuite par Locarno, a fait sensation pour sa durée record de quatorze heures.
Le film appartient en fait à une famille d’œuvres qui concernent le fait même de raconter, tels le Don Quichotte de Cervantès, Le Manuscrit trouvé à Saragosse, de Jean Potocki ou, dans une filiation plus directement portègne, les fictions labyrinthiques de Jorge Luis Borges ou Julio Cortazar. Des œuvres où l’on s’engouffre comme dans des forêts aux mille sentiers et au secret desquelles on n’accède qu’à condition de s’y perdre.
Si sa durée hors norme a de quoi impressionner, La Flor ne se donne pas qu’en un seul bloc, et contient en réalité six films différents, dont Llinas explique dans un prologue farfelu, face caméra, la structure commune. Assis à une table de pique-nique, celui-ci dessine sur papier les six segments s’assemblant comme les pétales et la tige d’une fleur – façon poétique et surréaliste d’exposer ses intentions. Mais la fausse simplicité du dessin cache une luxuriante arborescence de récits enchâssés, de bifurcations et de digressions. La cohérence de l’ensemble se trouve ailleurs : dans la présence de quatre actrices remarquables (Elisa Carricajo, Valeria Correa, Pilar Gamboa et Laura Paredes formant la compagnie théâtrale Piel de Lava) qui endossent dans chaque épisode des rôles différents.
Film de troupe
Film de troupe, La Flor accomplit également une grande traversée des genres cinématographiques, passant allégrement, au fil de ses épisodes, du fantastique au polar, du musical à l’essai, de la romance à l’espionnage, du muet à l’expérimental, comme s’il proposait de rejouer à lui seul une sorte de contre-histoire ludique et aventureuse du cinéma. Réunis au sein de cette première livraison sur quatre, les deux premiers épisodes en posent clairement les fondations.
Le premier nous plonge en pleine pampa, dans un centre d’archéologie où deux laborantines reçoivent, au seuil des vacances, le colis d’une momie quechua qui les oblige à rester seules sur place. Or, l’entité, dotée d’étranges pouvoirs, prend bientôt possession d’une employée, lui insufflant une puissance surnaturelle. Adoptant les codes d’une petite série B horrifique, l’épisode, quelque peu ingrat (tourné en 2009 en vidéo basse définition), fait peu à peu sourdre l’inquiétude de l’isolement et de la réclusion de ses personnages, suggérant l’irrationnel à partir de trois fois rien.
Le deuxième épisode, drame musical visuellement plus ambitieux, constitue l’un des sommets de l’ensemble. L’histoire est celle d’une chanson qui ne parvient pas à se faire, parce qu’un duo de stars de la variété, couple en voie de séparation, refuse de se trouver en présence dans le même studio d’enregistrement. Chacun de son côté revient obsessionnellement sur le moment fatidique où leur relation amoureuse et artistique s’est nouée, au long de merveilleux flash-back en noir et blanc. Tandis qu’en filigrane – Llinas pratiquant magistralement l’art du coq-à-l’âne – une société secrète cherche à mettre la main sur un élixir de jouvence tiré du venin d’un scorpion. A la fin, les deux chanteurs se lanceront au visage les mots violents et définitifs de leur propre chanson, lors d’une scène sublime et déchirante, venue couronner le lyrisme échevelé de l’épisode.
Un paradoxe captivant
D’entrée de jeu, La Flor fonctionne sur un paradoxe captivant : le film a besoin d’en passer par un dispositif narratif très complexe, pour générer des moments simples (un homme et une femme se quittent en chantant), des scènes filmées sans fioritures (souvent en plans-séquences), entièrement au service de ses quatre actrices. Ce sont elles qui occupent le centre de la mise en scène, et plus précisément encore leurs visages, auxquels se rapportent sans cesse la plupart des cadres comme la sensation du monde alentour.
Véritable symphonie de visages, le film scrute à leur surface le mystère de l’incarnation, ce don de l’acteur qui emporte la conviction, donne corps à la fiction et nous fait croire aux histoires les plus extravagantes. Mais le visage est aussi le lieu de la parole, autre point fondamental du film qui joue sur tous les registres de celle-ci (dialogues, voix off, chansons, messages) et parle en plusieurs langues (espagnol, mais aussi français, italien, catalan, allemand, russe, etc.). La Flor s’invente ainsi une énonciation littéraire aux accents parfois sublimes. Fabulatrice ou performative, portée vers le récit ou la confession, la parole suscite la fiction et fait surgir autour d’elle tout un monde fantasmatique.
Les histoires de La Flor n’ont pas de début ni de fin, mais se télescopent dans un élan continu, un flux d’imaginaire qui ressemble à un grand générateur de récits, voire au mythe du mouvement perpétuel. On pourrait craindre qu’un film si conscient des mécanismes de la fiction soit assez peu prodigue d’émotions. C’est le contraire qui se produit. On ressort l’imagination allumée de ce tourbillon de personnages, d’aventures et d’images, qui ne donne qu’une envie : y retourner au plus vite. En attendant la suite au prochain épisode.
LA FLOR - Bande annonce
Durée : 02:19
La Flor – partie 1. Film argentin de Mariano Llinas. Avec Elisa Carricajo, Valeria Correa, Pilar Gamboa, Laura Paredes (3 h 30). Sur le Web : www.arpselection.com/la-flor-468.html
Les sorties cinéma de la semaine (mercredi 6 mars)
- Bêtes blondes, film français de Maxime Matray et Alexia Walther (à ne pas manquer)
- Dans les bois, documentaire lituanien de Mindaugas Survila (à ne pas manquer)
- La Flor – partie 1, film argentin de Mariano Llinas (à ne pas manquer)
- Maguy Marin, l’urgence d’agir, documentaire français de David Mambouch (à ne pas manquer)
- A Thousand Girls Like Me, documentaire afghan et français de Sahra Mani (à voir)
- Les Etendues imaginaires, film français, néerlandais et singapourien de Siew Hua Yeo (à voir)
- Exfiltrés, film français d’Emmanuel Hamon (à voir)
- Le Mystère Henri Pick, film français de Rémi Bezançon (à voir)
- Sibel, film allemand, français, luxembourgeois et turc de Cagla Zencirci et Guillaume Giovanetti (à voir)
- Stan & Ollie, film britannique de Jon S. Baird (à voir)
- A Kind of Magic, une année pour grandir, documentaire espagnol et irlandais de Neasa Ni Chianain et David Rane (pourquoi pas)
- Captain Marvel, film américain d’Anna Boden et Ryan Fleck (pourquoi pas)
- Damien veut changer le monde, film français de Xavier de Choudens (pourquoi pas)
- Funan, film d’animation cambodgien et français de Denis Do (pourquoi pas)
- Nos vies formidables, film français de Fabienne Godet (pourquoi pas)
- Nour, film libanais de Khalil Dreyfus Zaarour (pourquoi pas)
- On ment toujours à ceux qu’on aime, film français de Sandrine Dumas (pourquoi pas)
- Quand je veux, si je veux !, documentaire français de Susana Arbizu, Henri Belin, Nicolas Drouet et Mickaël Foucault (pourquoi pas)
A l’affiche également :
- Le Cochon, le Renard et le Moulin, film d’animation américain d’Erick Oh
- Fukushima, le couvercle du soleil, documentaire japonais de Futoshi Sato
- Népal, à chacun sa voie, documentaire autrichien d’Andrea Leichtfried et Simon Spädkte