« Still Recording » : les images testament de la guerre en Syrie
« Still Recording » : les images testament de la guerre en Syrie
Par Jacques Mandelbaum
Le documentaire, fabriqué à partir de matériel collecté tout au long du conflit, mêle le dérisoire et le tragique.
Inaugurée en mars 2011, l’insurrection syrienne aura mis longtemps à être désarmée. Ce fut la plus belle et la plus tragique des révolutions, commencée par des chansons, des slogans et des performances tournant le tyran en dérision, continuée par les armes, défaite dans un bain de sang, la faute à la discorde et au cynisme des nations. Bilan : six millions de Syriens ont quitté le pays, six millions y sont déplacés, cinq cent mille ont trouvé la mort. Et la même dictature y fait de nouveau la loi. Dans ces colonnes, une série d’articles a récemment esquissé un bilan de l’après-guerre. On y relève que les vaincus, sur lesquels s’appesantit de nouveau le talon du boucher, n’ont plus de mots pour parler.
Des artistes, éparpillés de par le monde, relèvent pourtant le défi de cette parole défaite, l’anomie de ce corps national mutilé. Au cinéma, un chef-d’œuvre d’ores et déjà existe. Celui d’Eau argentée (2014), de Wiam Simav Bedirxan et d’Ossama Mohammed, grand cinéaste syrien réfugié à Paris, où il enrage d’être aussi loin des événements. Film de montage réalisé à partir d’images des deux camps en présence glanées sur Internet, il s’agit là d’une vision épique d’une tragédie en marche, déchirée par une beauté convulsive et une conscience douloureuse. Travail d’orfèvre, vision d’artiste.
Still Recording est à mille lieues de là. Le film se construit pourtant lui aussi à partir d’un matériau documentaire – des heures d’images filmées, entre 2011 et 2015, depuis la Ghouta orientale, à une encablure de Damas. Son point de vue est toutefois plus circonstancié, et il tient davantage de la chronique au long cours. Si l’on veut, on pourrait tenir la syntaxe de Still Recording pour de la prose, là où Eau argentée relevait purement de la syncope poétique.
Le film qu’on découvre aujourd’hui n’en est pas moins édifiant, monté depuis Beyrouth, où ils sont aujourd’hui réfugiés, par Saeed Al Batal, jeune étudiant en ingénierie à l’époque, et Ghiath Ayoub, peintre et sculpteur. Saeed, caméra au poing, filmait alors à perdre haleine, depuis l’euphorie de la révolution qu’on croyait victorieuse jusqu’à la bascule tragique de la guerre, avec le siège impitoyable de la ville, avec la faim, le dénuement et le désespoir des insurgés. Still Recording est à ce titre un jus amer qui compresse cinq années de lutte et quatre cent cinquante heures de tournage, réalisées en réalité par divers opérateurs.
La vie aux prises avec la mort
S’il manque, en deux heures, de nous faire éprouver la durée exceptionnelle de ce combat harassant, il parvient, en revanche, à nous en faire saisir la grandeur collective et la dramaturgie inexorable de l’intérieur. Douma est la ville principale de la Ghouta orientale, qui est elle-même, en un mot, la banlieue est de Damas. Un million de personnes y vivent et y résistent de manière exemplaire depuis qu’en février 2013 l’armée loyaliste en a été chassée. Soit un lieu qui se trouve hors de l’orbite du pouvoir syrien, hors du noyautage de Daech, hors des divisions qui, partout ailleurs, ont affaibli le camp révolutionnaire. Mais un lieu que l’armée d’Assad encercle, pilonne tout le long de la journée, détruit petit à petit sous un déluge de bombes, de missiles et d’obus.
C’est sans doute cela que montre le film, mais pas seulement, pas essentiellement pourrait-on dire. Dans son affolement, dans son désordre, dans sa manière chaotique de juxtaposer les contraires, il nous montre plus fondamentalement la vie aux prises avec la mort. Ici, des cadavres en nombre, là de jeunes gens hédonistes qui se réunissent dans un appartement. Ici, la vie tranquille de Damas à une centaine de mètres, là l’amas de ruines depuis lequel les rebelles l’aperçoivent. Ici un cours de cinéma destiné à mieux filmer la guerre, là un jeune sniper qui se convertit à la boulangerie. Ici une performance artistique, là une tentative de lynchage. Le dérisoire côtoie le tragique, le rêve cohabite avec le cauchemar. Still Recording est le film de tous les extrêmes, de tous les antagonismes, non pas réconciliés, mais réunis par séquences, tenus miraculeusement ensemble sur le fil ténu de la peur et de l’incertitude.
Par-dessus tout prédomine dans ces images bougées, tremblées, secouées, la promesse de leur transmission. L’espoir chevillé au corps des filmeurs, dont certains sont morts pour que cette idée advienne, que chaque image se transformera en document. Tel est le sens du titre de ce film et de la pathétique séquence finale auquel il renvoie. Un opérateur qui tombe au cours d’un déplacement victime d’un tir de sniper, sa caméra qui tombe au sol mais continue de filmer un monde cul par-dessus tête dans la confusion environnante semée par le champ de tir, une main courageuse qui finit par la ramasser au passage, une voix off qui s’assure que « ça filme toujours ».
De ce petit miracle mécanique naît une grande idée. Qu’il y a témoignage de la destruction d’un peuple et que jamais les bourreaux n’en seront, pour cette raison même, tenus quittes. Et, de fait, les innombrables vues tournées durant cette terrible guerre ont d’ores et déjà nourri plus d’un film, chacun d’entre eux et tous ensemble formant l’inexpugnable tombeau d’une révolution dont les fantômes ne cesseront plus, désormais, de réclamer justice.
Still Recording - Trailer
Durée : 01:59
Documentaire syrien de Saeed Al Batal et Ghiath Ayoub (2 h 08). Sur le Web : www.arizonafilms.fr/films/still-recording
Les sorties cinéma de la semaine (mercredi 27 mars)
- La Flor – partie 3, film argentin de Mariano Llinas (à ne pas manquer)
- Synonymes, film français de Nadav Lapid (à ne pas manquer)
- Boy Erased, film américain de Joel Edgerton (à voir)
- C’est ça l’amour, film français de Claire Burger (à voir)
- Dumbo, film américain de Tim Burton (à voir)
- Still Recording, documentaire syrien de Saaed Al Batal et Ghiath Ayoub (à voir)
- Styx, film allemand et autrichien de Wolfgang Fischer (à voir)
- Companeros, film argentin, français, espagnol et uruguayen d’Alvaro Brechner (pourquoi pas)
- Gentlemen cambrioleurs, film britannique de James Marsh (pourquoi pas)
- Heart of a Dog, documentaire américain de Laurie Anderson (pourquoi pas)
- Mon meilleur ami, film argentin de Martin Deus (pourquoi pas)
- Sergio et Sergeï, film cubain d’Ernesto Dalanas (pourquoi pas)
A l’affiche également
- D’Agata-Limite(s), documentaire français de Franck Landron
- La Cacophonie du Donbass, documentaire ukrainien d’Igor Minaev
- Let’s Dance, film français de Ladislas Chollat
- L’Orphelinat, documentaire français de Matthieu Haag
- Mon frère s’appelle Robert et c’est un idiot, film français et allemand de Philip Gröning