Génocide au Rwanda : « Ralentir l’accès aux archives alimente la machine à soupçons »
Génocide au Rwanda : « Ralentir l’accès aux archives alimente la machine à soupçons »
David Servenay, collaborateur du « Monde », a répondu aux questions des lecteurs du « Monde » alors qu’Emmanuel Macron a annoncé, vendredi, la création d’un comité d’historiens pour étudier « toutes les archives françaises » sur le génocide.
L’avion abattu du président Habyarimana, en 1994 à Kigali. / Jean-Marc Bouju / AP
Emmanuel Macron a annoncé la mise en place d’une commission d’historiens et de chercheurs chargée de mener un travail de fond centré sur l’étude de toutes les archives françaises concernant le Rwanda entre 1990 et 1994. Présidée par Vincent Duclert, elle ne comporte aucun spécialiste du génocide des Tutsi. Dans un tchat, David Servenay, collaborateur du « Monde », a répondu aux questions des internautes du Monde.fr.
Deuseff : Vingt-cinq ans après le génocide, connaissons-nous enfin les responsables de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana ?
David Servenay : Non. S’agissant des commanditaires, il y a deux hypothèses : celle du Front patriotique rwandais (FPR) et celle des extrémistes Hutu, sachant que l’enquête judiciaire française a démontré, dans un rapport balistique de 338 pages, que les missiles sol-air (probablement des SAM-16 soviétiques) ayant abattu le Falcon 50, ont été tirés depuis le camp de Kanombe, camp militaire occupé par les Forces armées rwandaises (FAR).
S’agissant des exécutants, les tireurs des deux missiles (un seul a touché sa cible), ils devaient être au moins cinq (deux par postes de tirs, plus un coordinateur), sachant, là aussi, que ce genre de missiles ne peut être mis en œuvre que par des professionnels aguerris et bien entraînés.
Doudz : Pourquoi Macron néglige les commémorations ? Pourquoi, alors que de doutes, on commence à passer à des potentiels faits, depuis plusieurs années, on n’admet pas l’implication de la France ? Pourquoi les archives ne sont-elles toujours pas ouvertes ?
D.S. : Le président semble estimer qu’il n’est pas encore temps pour lui d’aller plus loin dans la reconnaissance d’une responsabilité de la France dans cette affaire, comme ont pu le faire Bill Clinton pour les Etats-Unis ou le premier ministre belge Guy Verhofstadt.
Emmanuel Macron a aussi reçu des messages sans ambiguïtés de la part des militaires (notamment l’amiral Jacques Lanxade, ancien chef d’état-major des armées) l’invitant à prendre leur défense face aux accusations dont ils font l’objet. Comme vous le savez, il n’a pas les meilleures relations avec les hauts gradés de l’armée et sans doute ne tient-il pas à envenimer ces relations.
Sur la question des archives, il faut savoir qu’il y a déjà énormément de documents en circulation depuis les travaux de la Mission d’information parlementaire (MIP) de l’Assemblée nationale en 1998. Je vous conseille de lire les annexes, qui sont très instructives.
Par ailleurs, de nombreuses notes et télégrammes diplomatiques, issus des archives de l’Elysée, ont aussi été diffusés, mais ils sont incomplets et toujours sous le contrôle de la mandataire désignée par François Mitterrand, Dominique Bertinotti. Jusqu’en janvier 2021, elle seule peut autoriser, ou pas, la consultation de ces archives.
Yvette : Quel intérêt le FPR, tutsi, aurait-il eu à abattre cet avion présidentiel, sachant que le risque de voir s’enclencher les violences contre les Tutsis était grand ? En quoi cela peut-il rester une hypothèse alors que l’enquête de Trévidic pointe le camp de Kanombé ? Pourquoi maintenir la possibilité de ces deux versions quand la première semble si peu vraisemblable ? Qui y a intérêt aujourd’hui ?
D.S. : Ne faisons pas d’anachronisme. Dès le début de cette histoire, plusieurs hypothèses ont circulé, notamment les deux précitées. L’enquête du juge Bruguière a d’abord privilégié l’hypothèse FPR, sans pouvoir l’étayer d’une quelconque manière par des éléments objectifs. Puis le juge Trévidic a repris le dossier et s’est rendu sur place, avec plusieurs experts, pour mener cette enquête (balistique et acoustique), recoupée par les déclarations des témoins qui ont vu ou entendu les tirs de missiles. La conclusion est claire : les tirs sont partis du camp de Kanombe, ce qui fait pencher la balance en faveur de l’hypothèse des extrémistes hutu. Hypothèse d’ailleurs recoupée par les analystes de la DGSE, dans les semaines et mois qui suivirent l’attentat.
Et si on prend un peu de recul, il faut bien établir le fait que cet attentat n’est pas la cause du génocide, mais son étincelle, ce qui est très différent. Très tôt, les milieux révisionnistes ont popularisé ce que j’appelle le faux syllogisme de l’attentat : « Si l’attentat est la cause du génocide et si vous identifiez les auteurs de cet attentat, alors vous aurez trouvé les responsables du génocide ». Un argument d’une indigence inégalée, car ce génocide est un processus politico-militaire qui a été préparé de longue date (au moins deux avant), planifié, organisé et financé en toute connaissance de cause.
Yvette : Dominique Bertinotti pourrait-elle être obligée par le président français d’ouvrir plus généreusement l’accès aux archives de François Mitterrand aux historiens, et ce avant 2021 ? (…) Le fait d’entretenir le mystère sur le contenu de ces archives d’Etat ne lui porte-t-il pas davantage préjudice, ainsi qu’à l’état-major des armées ?
D.S. : Personne – pas même le président – ne peut obliger Dominique Bertinotti à ouvrir les archives Mitterrand, dont elle reste la mandataire exclusive jusqu’en janvier 2021. C’est le régime légal des archives dites « sous protocole », principe qui a été validé par le Conseil constitutionnel.
Et vous avez raison, le fait de ralentir – et parfois d’empêcher – l’accès aux archives produit l’effet pervers d’alimenter la machine à soupçons.
Noel : Pourquoi les chercheurs importants sur le génocide contre les Tutsi, Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas, ont-ils été écartés de la commission d’enquête sur les archives concernant le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994 ?
D.S. : D’après notre enquête, « on » leur reproche des « propos hostiles à l’armée française ». Or, Stéphane Audoin-Rouzeau, comme spécialiste de la guerre de 1914-1918, est plutôt considéré comme l’un des plus « militaristes » des historiens, même s’il a parfois eu des propos décapants sur l’implication de la France et le rôle de l’armée (lisez son article publié dans la revue Esprit en 2010).
Quant à Hélène Dumas, sans doute la plus brillante des chercheurs sur le sujet, et l’une des rares à maîtriser le kinyarwanda, je ne lui connais pas d’écrits hostiles à l’armée française. Elle considère d’ailleurs que pour faire avancer la connaissance historique sur le dossier, il faudrait maintenant sérieusement se pencher sur les archives… rwandaises, qui n’ont pas encore été ouvertes.
En tout cas, leur exclusion de la commission des historiens annoncée par le président Macron est assez incompréhensible, sauf à imaginer une manœuvre tactique particulièrement retorse de la part du président… appliquant l’adage d’Edgar Faure : « Vous avez un problème ? Créez une commission ! »
Laurent : Qui sont les huit historiens de la commission d’enquête ?
D.S. : Il s’agit, outre Vincent Duclert, de Julie d’Andurain, Isabelle Ernot, Sylvie Humbert, Raymond H. Kevorkian, Erik Langlinay, Françoise Thebaud, Christian Vigouroux et Annette Wieviorka.
Vous observerez qu’elle ne comporte aucun spécialiste du génocide des Tutsi, ce qui devrait alimenter les soupçons quant à sa crédibilité, mais ne préjugeons de rien.
Ce qui est certain, c’est que cette commission divise profondément la communauté des historiens. Une pétition lancée par Christian Ingrao, spécialiste de la seconde guerre mondiale, a rassemblé plus de 300 signataires pour dénoncer l’exclusion de Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas.