Il a suffi d’un mod, une sorte de version sensiblement bidouillée du jeu originel, pour que les flammes d’un débat mal éteint reprennent. Sekiro : Shadows Die Twice est la dernière production en date de From Software, studio japonais réputé pour ses jeux d’aventure à l’esthétique angoissante et à la difficulté sans pitié.

S’il est officiellement sorti le 22 mars, mettant à l’époque les testeurs professionnels à l’agonie, il a été rejoint au début d’avril par une version officieuse développée par un internaute. Celle-ci permet de personnaliser l’affichage graphique du jeu, mais surtout d’altérer la vitesse du héros et des ennemis – et ce faisant, de toucher à la sacro-sainte difficulté de l’expérience.

Sekiro™: Shadows Die Twice |Première bande-annonce [FR]
Durée : 02:24

C’est peu dire que la sortie de ce mod résume l’ambivalence des sentiments que suscite la dernière production de From Software. En vingt-quatre heures, le site de Forbes passait d’un extrême à l’autre : « Sekiro doit respecter ses joueurs et ajouter un mode facile », écrivait l’un de ses contributeurs, Dave Thier, le 28 mars ; « Non, Sekiro n’a absolument pas besoin d’un mode facile », lui répondait son confrère et collègue Erik Kain dans les mêmes colonnes le lendemain. En France, la question a agité le Landerneau du jeu vidéo durant tout le week-end de samedi 6 et dimanche 7 avril, que ce soit dans la presse spécialisée, sur les forums ou encore sur Twitter.

La saveur difficile d’un jeu de grand maître…

D’un côté, les partisans d’une approche « auteurisante ». Sekiro : Shadows Die Twice n’est pas un jeu accidentellement dur ; c’est un titre qui a été très précisément pensé par Hidetaka Miyazaki, un des game designers les plus influents de la décennie, pour être apprécié ainsi, et n’aurait pas de sens autrement, arguent-ils. Dans les différentes productions du créateur japonais, le plaisir réside en effet tout entier dans le grand huit émotionnel du joueur se sentant face à un mur, mais qui, à force de persistance, d’entraînement et de foi, parvient à se sublimer et surmonter l’obstacle.

Comme Hidetaka Miyazaki l’expliquait au Monde lors d’un entretien de 2016, au moment de la sortie du troisième épisode de sa trilogie culte, Dark Souls :

« On pense qu’il s’agit de jeux difficiles, mais ce n’est pas exactement ça. Ils s’adressent à ceux qui aiment le défi. Le message de Dark Souls, c’est de l’espoir : “N’abandonnez pas.” Ceux qui y arriveront vont vivre une expérience unique. »

Pour les partisans de cette vision d’auteur, rajouter un mode facile à Sekiro reviendrait à diluer le velouté d’un chef étoilé avec de l’eau : ce serait tuer sa saveur, sa raison même d’exister. Ils y voient par ailleurs les conditions d’une reconnaissance du jeu vidéo en tant qu’art : ce n’est pas aux consommateurs de dicter sa conduite au responsable d’un projet, perçu comme un chef d’orchestre, un créateur, un visionnaire.

… ou l’expression d’un élitisme bien ancré ?

Pour les tenants d’un mode facile – dont certains assument ne pas avoir essayé Sekiro, sa réputation de titre infaisable les en ayant dissuadés –, il y a un enjeu majeur à sortir le jeu vidéo de son élitisme. D’une part, parce qu’il s’agit d’un produit culturel performatif : contrairement à un film qui avance de lui-même, l’expérience vidéoludique commence et s’arrête là où chaque joueur est capable d’aller. Réduire l’accessibilité de son œuvre, c’est restreindre sa portée et exclure de nombreux joueurs, tout en confortant l’entre-soi.

La question est d’autant plus brûlante que depuis trois ans l’industrie s’est lancée dans un grand chantier pour sortir le jeu vidéo d’une approche exclusivement validiste. Les jeux Electronic Arts, Ubisoft, Microsoft et Sony en particulier regorgent désormais d’options permettant d’adapter la luminosité, le réglage chromatique, la vitesse ou encore tout simplement la difficulté afin de permettre à des utilisateurs en situation de handicap, ou n’ayant tout simplement pas beaucoup de talent, de temps ou d’envie de trop connaître l’échec, de pouvoir malgré tout jouer et s’amuser.

A leur sens, l’ajout d’un mode facile ne viendrait pas dénaturer le jeu tel qu’il a été initialement pensé par Hidetaka Miyazaki, mais offrirait juste un second mode d’accès, plus grand public, en complément de sa version d’origine. Il pourrait par ailleurs s’agir de simples options de réglage. Merry, animatrice sur la plate-forme Twitch, invite à dédramatiser l’idée :

« Le terme facile est un mot fourre-tout qui relève du jugement personnel, mais il existe un millier d’arrangements de game design pour faciliter un jeu. J’ai l’impression que les premiers articles ayant demandé un mode facile demandent surtout un coup de pouce, de l’adaptabilité pour lever des barrières au joueur. »

A l’appui de leur démonstration, ces partisans d’un jeu vidéo plus accessible rappellent que nombre de grands auteurs de la littérature sont traduits, voire explicités en notes de bas de page, sans que cela empêche les puristes d’accéder à leur texte brut. Certains titres réputés très exigeants s’y sont ainsi convertis, comme le français Furi, y voyant au passage la possibilité de s’offrir une nouvelle vie commerciale.

Pour le jeu vidéo, le débat a de plus en plus les airs d’un serpent de mer. En 2017 déjà, le jeu vidéo CupHead avait scindé les adeptes de jeux vidéo en deux camps, après la campagne de dénigrement dont avait été victime un journaliste spécialisé ayant piteusement échoué à passer le tutoriel du jeu. Le débat avait alors davantage porté sur la supposée incompétence de la presse jeu vidéo, illégitime aux yeux d’une frange de consommateurs intransigeants.