Au Soudan, nouvelle nuit de manifestations et attaques contre la foule
Au Soudan, nouvelle nuit de manifestations et attaques contre la foule
Par Jean-Philippe Rémy (Johannesburg, correspondant régional)
Pour la troisième nuit consécutive, le nombre des manifestants qui réclament le départ du président Omar Al-Bachir avait grossi au point de former une marée humaine.
Jusqu’aux petites heures du matin, mardi 9 avril, il a régné une forte inquiétude dans le centre de Khartoum. Depuis samedi, il est devenu évident qu’une partie du sort du Soudan se joue là, sur cette esplanade. Des chants, des slogans politiques et des prières, entonnés en chœur par la foule immense massée devant le quartier général de l’armée soudanaise, célèbrent pour la troisième journée le rapprochement avec les militaires présents dans le complexe, une fraternisation scellée le matin même, renforçant l’impact des appels à la démission du président Omar Al-Bachir.
Grande, cependant, était la crainte de voir se produire une attaque massive des forces qui demeurent loyales au pouvoir. Le nombre des manifestants, pour la troisième nuit, avait grossi au point de former une marée humaine. Mais selon des sources proches de la contestation, une force de 150 véhicules d’éléments armés des services de renseignements et de différentes milices, était prête à attaquer la foule pour la disperser, prenant le risque d’un affrontement avec les forces armées dans le centre de Khartoum, à côté de l’aéroport.
Cette 3e nuit, la foule a #Khartoum devant le QG de l’armée, est une marée humaine. Qui réclame un changement. Le d… https://t.co/VupGt1dkrP
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Toute la nuit, les manifestants de #Khartoum ont redouté une attaque d’une force des miliciens et forces des servic… https://t.co/lSrud7O8Z9
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Vers 6 heures, une attaque a bien eu lieu, mais sans commune mesure avec l’offensive générale redoutée. De nouveau, les soldats du quartier général ont protégé les manifestants présents. Il y a eu des blessés. Tout autour de cette zone de contestation, des forces loyalistes, notamment les éléments des services de renseignement, semblent avoir établi des barrages, peut-être dans la perspective d’un nouvel assaut.
La veille, une première attaque similaire avait été à deux doigts de mettre fin au mouvement. La petite foule assoupie sur des matelas avait été réveillée par des tirs de gaz lacrymogène et d’armes automatiques. Le calcul avait été que des violences concentrées sur une partie de la foule déclencheraient un mouvement de panique et mettrait fin à la fraternisation avec les éléments de l’armée. L’opération a échoué lorsque les militaires ont pris la défense des manifestants, ouvrant le feu sur les loyalistes.
Résistance d’éléments de l’armée
Les services de renseignement (le NISS) peuvent compter sur une force d’au moins de 30 000 hommes en armes en plus de ses agents en civil, appuyés par les miliciens de diverses obédiences, notamment ceux du parti au pouvoir, le Parti du congrès national (NCP), ou diverses branches de la mouvance islamiste. En face d’eux, ils ont trouvé une résistance inattendue d’éléments de l’armée, ce qui ne signifie pas que ce corps ait basculé du côté de l’opposition.
La hiérarchie de l’institution militaire ne s’est pas désolidarisée du pouvoir du chef de l’Etat. Au contraire, depuis le début de la vague de contestation, elle a resserré ses rangs. Lors du remaniement qui accompagnait la déclaration d’état d’urgence, le 22 février, Omar Al-Bachir a nommé le ministre de la défense, Ahmed Awad Ibn Auf, au poste de premier vice-président. Mais des rivalités divisent le petit cercle des officiers supérieurs. Le nom de l’ex-chef d’état-major, le général Emad Eddin Mostafa Badawi, a circulé comme possible interlocuteur des opposants. Il avait été brusquement remplacé, à son poste, par le général Abdul Maruf, dans un climat de règlements de comptes l’année précédente.
Entre les nombreuses milices, l’Etat dans l’Etat que constitue la force des NISS, les Forces de réaction rapides (RSF) du colonel Hemetti, les anciens janjawids désormais déployés dans Khartoum, sans parler de l’inconnue que constitue l’appui potentiel de la Russie : tout cela forme à la tête de l’Etat un ensemble aussi dangereux que fragilisé. Une source diplomatique note que « Bachir est la colle qui tient tout ce monde » et que défaire l’ensemble porte le risque d’une implosion.
Raison pour laquelle les cerveaux qui dirigent, dans la clandestinité, le mouvement de contestation, avancent prudemment. L’Association des professionnels du Soudan (SPA), à l’origine un syndicat alternatif (les syndicats traditionnels ont tous été phagocytés par le pouvoir), qui regroupe notamment des médecins, des universitaires, des ingénieurs –au fond, la classe moyenne éduquée soudanaise – constitue la véritable dynamo du mouvement.
Coup d’Etat
La SPA est associée à trois grandes coalitions politiques incluant des groupes armés (tenus cependant à bout de gaffe), notamment au sein de la formation Nidaa Al-Sudan, où se trouve le parti Umma de l’ex-premier ministre Sadeq Al-Mahdi. Le tout forme un vaste regroupement un peu hétéroclite, la Déclaration pour la liberté et le changement. Cette structure a décidé, lundi, de nommer un comité chargé de négocier avec les futures autorités militaires dans l’hypothèse où la direction des forces armées changerait. Suleiman Baldo, de l’organisation américaine Enough Project, spécialisée dans la défense des droits de l’homme en Afrique, estime que les nominations au sein de ce conseil se feront progressivement, mais « on s’attend à ce que des changements interviennent dans l’armée très rapidement », note le chercheur et militant.
Pour cela, il faudrait qu’intervienne ce qui ressemblerait à s’y méprendre à un coup d’Etat, consistant à remplacer la direction de l’armée, à commencer par Ahmed Awad Ibn Auf, accusé de commanditer les attaques contre les manifestants. Ce dernier a dénoncé lundi les « tentatives de sabotages de l’unité de l’armée nationale ». Alors que les partis traditionnels ont été, en grande partie, laminés par le temps ou les compromissions de leurs dirigeants avec le pouvoir (dans le cadre d’un « dialogue national » qu’Omar Al-Bachir déclare vouloir raviver), un dirigeant politique conserve le soutien des foules.
C’est Omar Al-Digeir, le président du Parti soudanais du Congrès. Il a été détenu pendant soixante-sept jours, puis libéré, mais sans avoir le droit de voyager ni de s’exprimer en public. Nous l’avons rencontré à Khartoum, il y a deux semaines. Il travaillait assidûment à des options de sortie de crise pour le Soudan, et sur l’après-Bachir. « C’est notre responsabilité d’éviter un bain de sang », affirmait-il. Lundi, devant le quartier général de l’armée, il a appelé « les forces armées soudanaises à parler directement avec l’alliance [Déclaration] pour la liberté et le changement afin de former un gouvernement de transition ».
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