High -tech : les développeurs chinois dénoncent leurs conditions de travail
High -tech : les développeurs chinois dénoncent leurs conditions de travail
Par Simon Leplâtre (Shanghaï, correspondance)
Dans un contexte de ralentissement, de plus en plus d’entreprises imposent à leurs programmeurs des horaires à rallonge, avec des semaines de travail à 72 heures.
Un employé de JD.com livre un bouquet de fleurs lors d’un évènement de la Saint-Valentin organisé par la société chinoise de commerce électronique à Chengdu, dans la province chinoise du Sichuan, le 12 février. / FRED DUFOUR / AFP
Les développeurs chinois s’organisent. Depuis quelques semaines, ils dénoncent leurs conditions de travail sur GitHub, le site de partage de code informatique, et l’une des rares plates-formes étrangères non censurées en Chine. Alors que l’économie chinoise ralentit, certaines entreprises tentent de compenser des résultats en baisse en augmentant la pression sur leurs travailleurs, contraints à faire des heures supplémentaires. Le numéro 2 du commerce en ligne en Chine, JD.com, qui chercherait à licencier 8 % de ses employés, menace les moins dévoués.
Sur GitHub, les programmeurs chinois dénoncent le rythme « 996 » qu’on leur impose : travailler de 9 heures à 21 heures, 6 jours sur 7. Soit des semaines à 72 heures, quand la loi chinoise impose qu’au-delà de 40 heures par semaine, les heures supplémentaires soient volontaires, compensées, et ne dépassent pas 36 heures par mois au total.
La culture du « 996 »
Le mécontentement couve depuis fin 2018. En raison de mauvais résultats, des entreprises chinoises de la tech ont pris de premières mesures d’économies. Baidu, Tencent, Alibaba ont annoncé des recrutements en baisse, voire des réductions d’effectifs. Un rapport du site de recherche d’emplois Zhaopin observait une baisse de 15 % des offres publiées par les entreprises de la tech en janvier 2019 par rapport au même mois de l’année précédente. Les employés ont ressenti les premiers effets de ces mesures d’austérité juste avant le nouvel an lunaire, début février, qui est la période traditionnelle de versement des primes de fin d’année.
En janvier, c’est le patron d’une plate-forme de commerce en ligne, Youzan, qui a lancé le débat en appelant ses employés à adopter la culture du « 996 ». « Si vous ne vous sentez pas sous pression dans votre entreprise, vous feriez mieux de partir, parce que cela veut dire que votre employeur est en train de mourir », écrivait-il sur le réseau social WeChat. Sur GitHub, la plateforme des développeurs, une page « 996 ICU » a été créée, parce qu’à travailler 12 heures par jour, 6 jours sur 7, vous risquez de finir en « Intensive care unit » (unité de soins intensifs). Le sujet avait été commenté ou « aimé » 211 000 fois, vendredi 12 avril. Un record. C’était aussi l’un des plus commentés sur Weibo, plate-forme chinoise similaire à Twitter, début avril.
La colère de la communauté des programmeurs n’a pas empêché d’autres entreprises de suivre l’exemple de Youzan. Chez JD.com, les salariés du service client ont reçu un avertissement, d’après un e-mail interne publié sur un réseau social chinois. Il mettait en garde les employés qui « ne se battaient pas pour en faire plus, quels que soient leurs performances, leur poste, leur santé ou leur situation familiale ». Mi-février, l’entreprise avait annoncé le licenciement de 10 % des cadres, et voulait supprimer la partie fixe du salaire de ses livreurs. D’après le site américain The information, JD.com voudrait supprimer 12 000 postes.
Le fondateur du groupe, Liu Qiangdong, a répondu aux critiques sur Wechat, vendredi : JD.com n’adoptera pas le « 996 », mais doit garder l’esprit de combat de ses débuts et supprimer des postes d’encadrement inutiles, a-t-il expliqué. Jack Ma, le fondateur d’Alibaba a également défendu cette culture de l’employé qui ne compte pas ses heures, sans qui ni son groupe, ni Tencent, l’autre géant de la tech de l’empire du Milieu, n’auraient vu le jour. « Nous n’avons pas besoin de ceux qui ne veulent travailler que 8 heures par jour, confortablement », a-t-il asséné lors d’un séminaire interne le 11 avril, d’après le compte WeChat officiel de l’entreprise.
Une licence qui oblige à respecter le droit du travail
La culture du « 996 » n’est pas nouvelle mais elle était plus facile à digérer quand la tech chinoise connaissait une croissance insolente, qui se traduisait par des augmentations de salaires à deux chiffres tous les ans. « Tout le monde travaillait à ce rythme, mais avant, il y avait une énergie très positive. Aujourd’hui, la carotte n’est plus là », explique Elliott Zaagman, présentateur du podcast China Tech Investor. Il poursuit :
« La croissance est moins rapide, il y a moins d’argent facile. Au point que beaucoup d’entreprises suppriment des postes. Chez JD.com, le management voudrait des salariés plus motivés, qui travaillent plus dur. Mais cela ne fonctionne que si les entreprises tiennent leurs promesses, comme chez Huawei où les employés, qui sont tous actionnaires, gagnent des primes très importantes grâce à la croissance de l’entreprise. »
Pour se défendre, certains développeurs ont intégré une licence à leurs codes qui oblige les utilisateurs à respecter le droit du travail. En vertu de cette licence, les développeurs d’un logiciel libre peuvent attaquer une entreprise qui utiliserait leur code et abuserait de ses employés. C’est Katt Gu, étudiante en thèse d’informatique à l’université de l’Illinois et consultante juridique pour la start-up Dimension à Shanghaï, qui a défini les termes de cette « licence anti-996 ».
Elle explique :
« C’est une arme supplémentaire. Si votre patron vous force à faire des heures supplémentaires et que votre entreprise utilise ces codes, vous pouvez vous adresser non seulement à la justice, en vertu du droit du travail, mais vous pourrez aussi contacter le propriétaire des droits du logiciel, qui pourra attaquer l’entreprise sur le terrain de la législation des droits d’auteur. »
Déjà plus d’une centaine de programmes ont été déposés sur GitHub intégrant la licence, ajoute cette dernière.