Avec « Alien », « H. R. Giger a rajouté à l’imaginaire lovecraftien une dimension sexuelle »
Avec « Alien », « H. R. Giger a rajouté à l’imaginaire lovecraftien une dimension sexuelle »
Par William Audureau
Marc Atallah, directeur du musée suisse de la science-fiction, la Maison d’Ailleurs, analyse la dimension métaphorique d’« Alien », le monstre créé il y a tout juste quarante ans.
A l’occasion du quarantième anniversaire du film Alien : le huitième passager, de Ridley Scott, distribué le 25 mai 1979 en Amérique du Nord, Marc Atallah, directeur de la Maison d’Ailleurs, musée de la science-fiction à Yverdon-les-Bains (Suisse), et maître d’enseignement et de recherche à l’université de Lausanne, détaille le lien entre l’œuvre de H. P. Lovecraft et la plus célèbre créature du cinéma d’horreur.
Quelle est l’originalité d’« Alien » dans l’histoire de la pop culture ?
Marc Atallah : L’originalité d’Alien, c’est d’abord une esthétique très spécifique, celle de l’artiste suisse Hans Ruedi Giger, que Ridley Scott est allé chercher après avoir vu son artbook, Necronomicon. Son esthétique ne ressemble ni au « cheap » des films de série Z ni à l’horreur psychologique de Kubrick. Elle reconnecte avec Howard Phillips Lovecraft, avec les fantasmes du début du siècle.
Ensuite, c’est un film d’horreur qui dépasse le cadre du petit ghetto des fans du genre. Il a été vu par des millions et des millions de gens. C’est donc un grand succès populaire.
Alien: Le Huitième Passager - bande-annonce VO
Durée : 01:56
Sur votre blog, vous soulignez que dans la science-fiction, l’extraterrestre est souvent la métaphore d’une réalité anthropologique. De quoi l’alien est-il la métaphore ?
Avec la créature d’Alien, on est dans un mix de plusieurs monstres du cinéma. Au début on ne la voit pas, elle a un caractère lovecraftien : comme ses monstres, ses « Grands Anciens », ils sont indicibles et irreprésentables. Ils sont uniquement évoqués par un monde qui se délite, des couleurs qu’un spectrographe ne peut percevoir.
On le retrouve dans le premier Alien, avec l’idée qu’on ne sait pas très bien ce qui se passe. Si on regarde le premier artbook de Giger, il donne une forme surréaliste aux Grands Anciens de Lovecraft.
Comment au juste passe-t-on de Lovecraft à « Alien » ?
A l’époque de Lovecraft, les dimensions de l’univers explosent grâce aux progrès de l’astronomie. Cela ne nous perturbe plus, nous, mais cette réalité est alors un choc pour beaucoup. Par ses Grands Anciens invisibles et indicibles, Lovecraft représente métaphoriquement l’infinité de l’univers et la petitesse humaine, et c’est pour cela que ses personnages, qui sont souvent des savants français ou anglais, deviennent fous quand ils sont confrontés à ces monstres.
Le xénomorphe dans « Alien : le huitième passager », de Ridley Scott. / Fox
Giger, qui a un rapport compliqué à son catholicisme et à la sexualité, reprend la métaphore lovecraftienne pour penser la libido. Quand, dans son Necronomicon II, il donne naissance au xénomorphe qui deviendra l’alien de Scott, il rajoute à l’imaginaire lovecraftien [ces monstres anciens représentant l’immensité et l’inintelligibilité de l’univers] une dimension sexuelle, avec cette tête à la forme phallique et cette bouche en forme de pénis pénétrant. On peut y voir l’évocation d’une phrase de la Genèse, « le péché n’est-il pas à la porte, une bête tapie qui te convoite ? ». On a l’idée que Satan, c’est la sexualité, le désir, la luxure.
Avec Ridley Scott, la pulsion sexuelle devient une sorte d’intention du cosmos, un instinct de survie représenté par une pulsion phallique. Il fait des Grands Anciens une puissance libidinale doublée d’une représentation de l’infini du cosmos. Il y a une polysémie, une richesse de sens dans Alien qui le rend très intéressant.
« Alien » est-il la seule œuvre de science-fiction à être une métaphore de la libido ?
Comme H. R. Giger, Alan Moore, en 2013, s’est essayé à une réinterprétation sexuelle de Lovecraft. / Urban Comics
Non, il y a aussi plein de films des années 1950 où des femmes sont poursuivies par de grands monstres globuleux ! C’est libidineux, mais ce n’est pas très intéressant. Un film intéressant c’est Ex machina, d’Alex Garland, qui utilise les robots pour évoquer l’asservissement sexuel. Mais ce n’est pas le sens du film Alien.
En bande dessinée, je citerais le Neonomicon d’Alan Moore. C’est plutôt un hommage à Lovecraft, mais il le réinterprète un peu à la manière de Giger, au sens où les Grands Anciens y sont également perçus comme une métaphore de la pulsion sexuelle.
La dimension métaphorique d’« Alien » existe-elle encore dans les films qui l’ont suivi ?
Il y a un appauvrissement compréhensible. Comme toujours, il y a trop d’enjeux financiers. Plus on avance dans les films, plus il faudra déployer la créature, l’exhiber, elle perd sa puissance d’évocation.
Aliens, le retour est déjà l’exploitation d’une franchise, et d’une esthétique biomécanique qui avait été acclamée – ou au contraire détestée, car le style de Giger peut provoquer des réactions de dégoût. Puisque c’est la créature qui avait fait le succès du premier opus, cette suite joue sur la visibilité de celle-ci : on en donne plus au spectateur pour le contenter, quitte à figer la créature. On perd son côté indicible. La métaphore n’est plus en train de pointer une réalité anthropologique, elle devient un signe qui ne se représente plus que lui-même. Alien vs Predator, ce n’est que ça.
Pourtant dans « Aliens, le retour », James Cameron essaie d’insuffler une nouvelle lecture, celui de l’instinct maternel, avec l’introduction de la Reine de la nuit.
Effectivement. Dans le premier Alien, on ne sait pas comment fonctionne cette société, on sait juste qu’il s’agit de créatures symbiotiques qui, tel un vampire, vous détruisent de l’intérieur. En rajoutant la reine et le motif de la reproduction, Cameron réveille la vieille comparaison avec les sociétés d’insectes, un motif très populaire dans les films de science-fiction des années 1950. Et paradoxalement, on humanise l’alien ; il devient une créature biologique qui se trouve être dangereuse, alors que dans le premier film, il était une pure métaphore.
Au contraire du premier épisode, « Aliens, le retour » donne dans la monstration et la multiplication des créatures. / Fox
Le fait que la Fox soit propriétaire de la franchise, et ait mis en concurrence des réalisateurs qui ont chacun tenté de s’approprier « Alien », a-t-il contribué à aplatir sa dimension métaphorique ?
Je suis d’accord, mais il faut voir chaque film comme un « reboot ». Chacun offre à l’univers fictionnel une nouvelle orientation, selon un modèle qui nous vient de l’univers des comic books. Dans Avengers : Endgame, c’est clair : les premiers acteurs vieillissent, donc il faut les faire disparaître et quoi de mieux pour rendre vraisemblable leur future disparition que d’inventer un reboot narratif ? Cela permet de relancer une franchise tout en s’accordant une certaine liberté.
Pour que cela marche, il faut que les personnages soient des archétypes. C’est ce que les Européens ne comprennent pas : ils disent que les héros américains sont plats, en opposant les nuances de Madame Bovary à l’archétype Spider-Man. Mais dans le système américain, où la propriété intellectuelle revient aux éditeurs et non aux auteurs, il faut des archétypes, des coquilles vides dotées de quelques propriétés reconnaissables, pour que plein de créateurs puissent se réapproprier un personnage. Cela fait partie de la culture américaine, mais pas européenne. Faire une nouvelle version de Tintin serait inimaginable !
Avec « Prometheus » et « Alien : Covenant », Ridley Scott se réapproprie l’archétype d’« Alien », selon une logique qui tient du « reboot ». / Fox
C’est sûrement ce qu’a voulu faire Jean-Pierre Jeunet dans Alien : la résurrection avec plus ou moins de réussite, car travailler un archétype est très difficile. C’est ce que Promotheus fait. L’alien devient le frère, la Nemesis de l’humanité. C’est nouveau dans la franchise ! On verra bien qui désormais saura dire quelque chose de suffisamment neuf pour rendre à nouveau Alien intéressant. Alan Moore, ce serait amusant. Peut-être que Del Toro, cela fonctionnerait aussi, il a déjà une esthétique un peu lovecraftienne, il a le profil.
Peut-on parler d’un sommet du cinéma de genre avec « Alien » ?
Je n’aime pas l’expression de cinéma de genre, cela dessert la science-fiction. Umberto Eco distinguait deux types de romans : les romans problématiques, ceux qui remettent en question les codes, les valeurs morales ; et les romans populaires, qui reposent sur des valeurs entendues. Alien est un film problématique, il problématise l’organisation du cosmos à l’aune d’une libido sans finalité, un darwinisme très dur, et des films qui tentent de l’imiter peuvent donner l’impression qu’un genre existe. Les autres Aliens sont des films populaires, ils jouent avec les codes mais ne les interrogent pas. Pour moi, Alien est un chef-d’œuvre : il y a quelque chose en lui de singulier.