LA LISTE DE LA MATINALE

Au programme cette semaine, Staline, au crépuscule de sa vie, qui se raconte sous la plume de Robert Littell ; la mauvaise foi et l’antisémitisme virulent de Céline dont les Cahiers de prison sont publiés intégralement pour la première fois ; la violence délectable du premier roman de Michelle Sacks, entre crime et manipulation, ou encore la vie mouvementée du marathonien algérien, Boughera El Ouafi.

ROMAN. « Koba », de Robert Littell

On ne naît pas monstre, on le devient. Sur cette idée, Robert Littell raconte Staline, à sa manière, celle non d’un historien mais d’un romancier. Son héros : Léon Rozental, 10 ans en 1953, peu avant la mort du dictateur. Orphelin après l’obscure disparition de sa mère, il vit seul à Moscou. A sa fenêtre, les murs du Kremlin. Léon est juif, Staline, antisémite.

Tel un magicien, l’écrivain lie pourtant ses deux personnages par un tunnel souterrain. Sous les traits d’un vieil homme nommé Koba, Staline propose un marché à l’enfant. Celui-ci peut lui poser toutes les questions qu’il veut, sauf si elles concernent des « secrets d’Etat ». L’objectif ? Bâtir une « biographie autorisée ». En face, le garçon ne devine rien. Une entrée ingénieuse pour parcourir les fils de la mémoire du vieux dirigeant.

Se succèdent des moments d’humanité et de paranoïa. « Je n’aime pas les gens et les gens ne m’aiment pas. » Cet – excellent – roman pourrait presque être une pièce de théâtre : dans la pénombre, un vieillard et un enfant discutent. Franck Nouchi

« Koba », de Robert Littell, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Martine Leroy-Battistelli, Baker Street, 256 p., 21 €.

BAKER STREET

JOURNAL. « Cahiers de prison. Février-octobre 1946 » de Louis-Ferdinand Céline

Pour la première fois les Cahiers de prison de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) sont publiés intégralement dans une édition annotée. Ecrits en 1946 – deux mois après son arrestation à Copenhague – on y trouve en vrac des notes sur son incarcération, des citations (Chateaubriand, La Rochefoucauld, Hugo…), des esquisses de scènes et des brouillons d’argumentation contre son extradition en France où il risquait la peine de mort.

Ces cahiers sont aussi insupportables qu’ils sont précieux. La mauvaise foi la plus sombre, l’antisémitisme virulent, l’aveuglement volontariste et l’absence de remords côtoient les germes de l’incroyable révolution stylistique qu’opérera Céline par la suite.

On y retrouve le matériau du chantier en cours (Féerie pour une autre fois, Gallimard, 1952), mais surtout s’esquissent les trois derniers volumes qu’il publiera, les très extraordinaires D’un château l’autre, Nord et Rigodon (1957, 1969, 1969). Bertrand Leclair

« Cahiers de prison. Février-Octobre 1946 », de Louis-Ferdinand Céline, édité par Jean Paul Louis, Gallimard, « Les cahiers de la NRF », 240 p., 20 €.

GALLIMARD

ROMAN. « La vie dont nous rêvions » de Michelle Sacks

Un couple d’Américains en Suède, une amie de Manhattan, un crime. Le roman de l’écrivaine sud-africaine Michelle Sacks déjoue les attentes. Toujours plus sombre qu’on le croyait, il s’ouvre sur le quotidien idyllique de Merry, femme et mère comblée, préparant des tartes aux myrtilles pour les pique-niques au bord du lac avec son mari. Les indices surgissent, on pense deviner la suite : un bonheur de façade, une femme sous emprise et un mari pervers narcissique. En réalité, c’est bien pire.

Après un passage devant l’inspectrice de police, Merry déclare : « Je lui ai dit que j’avais parfois des pensées suicidaires (il faut bien lâcher quelque chose à un moment pour être crédible). (…) Je parlais et elle acquiesçait. C’était ce qu’elle voulait entendre. Je sais toujours ce que les gens veulent entendre. »

La vie dont nous rêvions n’épargne personne, et surtout pas le lecteur. Rien n’est pur et rien ne résiste au regard de l’écrivaine. Le bonheur en image d’Epinal cache des pulsions, des aspirations contradictoires… ou le plaisir d’une violence délectable. Florence Bouchy

« La vie dont nous rêvions » (You Were Made for This) de Michelle Sacks, traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Romain Guillou, Belfond, 336 p., 21,90 €.

BELFOND

Roman. « Le Mirage El Ouafi », de Fabrice Colin

Qui pourrait croire que la silhouette tordue et frêle recroquevillée au comptoir d’un PMU de Saint-Denis a autrefois bondi au son du pistolet du starter ? A naguère livré une course marquée, sur les 42,195 km de l’épreuve de marathon, par une « science du timing indéniable » ? Et, laissant à bonne distance ses concurrents, fini par emporter l’or en 2 h 32 min 57 s – c’était aux Jeux olympiques d’Amsterdam, en 1928 ?

Fabrice Colin ne défait pas totalement le marathonien algérien Boughera El Ouafi de la nébuleuse qui, manifestement, l’entourait déjà de son vivant. En fait, du portrait attendu l’on ne trouve qu’une esquisse – plus subtile, et sans doute ici plus juste. L’écrivain ne saisit jamais fermement les contours du sportif, qui reste comme pris dans le mouvement qui l’a vu naître un après-midi amstellodamois – et que sa fin renvoya dans l’ombre.

Aux affirmations péremptoires et à la tentation d’édifier en exemple celui qui voulait « compter. Compter pour la France », Fabrice Colin préfère des incises prudentes et des parenthèses qui ouvrent le propos à la nuance et au doute, et transforment bien souvent son personnage en prétexte à une réflexion sur l’inspiration.

Dès lors, autour du « mirage El Ouafi » s’articulent des rêves éveillés de grande inondation ou de piqûres de scorpion qui rappellent une morsure dans le désert (celle du Petit Prince par le serpent, pour ne pas la nommer). Et l’on suit alors l’écrivain qui, dans des phrases à la foulée superbe, gagne du terrain sur l’imaginaire perdu de l’enfance. Zoé Courtois

« Le Mirage El Ouafi », de Fabrice Colin, Anamosa, 184 p., 18 €.

ANAMOSA