« Rêves de jeunesse » : parenthèse estivale dans une décharge
« Rêves de jeunesse » : parenthèse estivale dans une décharge
Par Mathieu Macheret
Le quatrième long-métrage d’Alain Raoust est un précipité désenchanté de la France contemporaine.
Voilà bientôt douze ans que l’on n’avait plus eu de nouvelles d’Alain Raoust, réalisateur parcimonieux né à Nice en 1966 et venu pas à pas à la fiction après des débuts dans la nébuleuse du cinéma expérimental des années 1980-1990. Rêves de jeunesse, son quatrième long-métrage seulement en vingt-sept ans, présenté en ouverture de l’ACID (Association du cinéma indépendant pour sa diffusion) lors du dernier Festival de Cannes, combine à la fois le portrait d’une jeune femme en devenir (à l’instar de La Vie sauve en 1998 ou de La Cage en 2002) et un précipité désenchanté de la France contemporaine, imaginant une hypothétique rencontre des affects politiques déçus de notre époque.
Salomé (l’excellente Salomé Richard), étudiante en ébénisterie, revient le temps d’un été dans le village des Alpes-de-Haute-Provence de son enfance, pour y travailler comme gardienne dans une déchetterie. Sur place, elle se retrouve livrée à elle-même au milieu d’une grande esplanade baignée de soleil et semée de trois bennes, sans autre logement valide qu’un van abandonné. Ce cul-de-sac isolé devient l’escale improvisée de plusieurs personnages en transit, tous aussi désorientés les uns que les autres et inadaptés aux temps qui courent. A commencer par l’éruptive Jessica (Estelle Mayer), candidate hors piste d’un jeu de télé-réalité intitulé « I Will Survive », bientôt suivie par Clément (Yoann Zimmer), jeune homme ténébreux dont le frère aîné a perdu la vie dans une ZAD (difficile de ne pas penser au cas de Rémi Fraisse), puis par un cycliste suicidaire (Jacques Bonnaffé) qui ne se pardonne pas d’avoir un jour cédé au vote d’extrême droite.
Spectre d’une France malade
Ainsi, le décor de la décharge prend une signification plus large pour devenir, en quelque sorte, un terminus existentiel, voire civilisationnel, où échouent inopinément les êtres au rebut. Alain Raoust filme ce lieu sans qualité dans son étendue, son ouverture et son isolement, comme une sorte de poste-frontière reculé. Chacun des personnages porte en lui la marque d’une pression extérieure ou d’une injonction, de celles qu’une société française de plus en plus concurrentielle fait peser sur les individus. Pression qui se manifeste d’abord dans les mots : ceux de la patronne de Salomé, qui lui sert à son arrivée un panégyrique entrepreneurial béat et frelaté, sans pour autant tenir ses propres engagements ; ceux de Jessica, qui concourt pour devenir « premier de cordée » (le macronisme brocardé), avec à la clé l’espoir de décrocher la formation de ses rêves. A travers eux, se profile le spectre d’une France malade, dont les nouveaux modèles de réussite sont des leurres, ou ne font plus rêver.
Mais la décharge s’avère également le lieu d’une mémoire laissée en friche, contenant en creux la présence d’un disparu : le précédent gardien, Mathis, qui a laissé sur place toutes ses affaires, disques favoris et affiches de films, et dont la voix enregistrée sur une radiocassette réinvestit parfois les lieux. Cette place laissée vacante renferme sans doute la plus belle part du film, d’où surgissent une mémoire et un deuil partagés entre Salomé et Clément, desquels pourra naître leur propre histoire d’amour. Place vide, enfin, où vient aussi se loger quelque chose du regard d’Alain Raoust lui-même, né deux ans avant 1968 et qui observe ses jeunes protagonistes depuis la perspective d’une époque révolue.
Rêves de jeunesse ne s’abandonne pas seulement à cette pente mélancolique, mais vaut au contraire pour sa capacité à brasser les registres : excentricité comique, tendresse romantique, sensualité élégiaque… Puisqu’il n’est question ici que de trouver sa place, le film applique le principe à la lettre et laisse ses personnages déployer librement leur singularité, sans les enfermer dans une dramaturgie trop directive. Au risque parfois de ne tenir à pas grand-chose et d’accueillir des passages beaucoup plus inégaux (l’arrivée très histrionique de Jessica, le personnage du cycliste trop vite évacué). Ce côté un peu bancal, décoiffé, est aussi ce qui fait le charme de Rêves de jeunesse. Après tout, ses personnages ne sont pas réunis pour appliquer un programme, fût-il politique, mais pour occuper au mieux cette parenthèse estivale entre hier et demain : se réconforter, panser les plaies, éventuellement s’aimer, en tout cas faire un petit bout de chemin ensemble.
Film français d’Alain Raoust. Avec Salomé Richard, Yoann Zimmer, Estelle Meyer, Jacques Bonnaffé, Christine Citti (1 h 32). Sur le web : www.shellac-altern.org, facebook.com/shellac.sud