« Les musées européens devraient être obligés de prêter leurs œuvres aux musées africains »
« Les musées européens devraient être obligés de prêter leurs œuvres aux musées africains »
Par Luc Saucier
Pour l’avocat Luc Saucier, la question du patrimoine africain doit se poser « en termes de circulation et d’accès, et non pas de propriété et d’identité ».
Agathe Dahyot/Le Monde
Tribune. Le 4 juillet, lors du symposium sur le patrimoine africain qui s’est tenu à l’Institut de France, à Paris, le gouvernement français a semblé prendre ses distances avec les mesures suggérées par le rapport de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy intitulé « Restituer le patrimoine africain ». Sans doute a-t-il été sensible aux très nombreuses réactions d’hostilité soulevées par la radicalité des solutions proposées. Le président Emmanuel Macron tiendra-t-il sa promesse de novembre 2017 de réunir « d’ici à cinq ans les conditions des restitutions définitives ou temporaires du patrimoine africain en Afrique » ?
Que propose le rapport ? Un processus en trois étapes. La première prévoit la restitution rapide de certains objets hautement symboliques, au plus tard en novembre. La seconde, d’une durée de cinq ans, permettrait la restitution d’objets authentiques jugés importants par les Etats ou « les communautés concernées ». Enfin, puisqu’il s’agit de ne pas s’aligner sur le calendrier du président français mais sur « le rythme et l’état de préparation des pays africains concernés », la dernière étape ne serait pas limitée dans le temps.
Rien n’ayant été fait à presque trois mois de l’expiration de la première étape, peut-être vaut-il la peine de s’interroger sur les présupposés du rapport à l’origine des objections les plus fréquentes, afin de voir s’il n’est pas possible de les contourner.
Nous en citerons deux. Premièrement, le rapport se concentre essentiellement sur les conditions de collecte des objets pour justifier leur restitution et semble faire peu de cas de ce qu’ils sont aujourd’hui. Or le rapport le dit lui-même, ces objets sont devenus des « lieux de la créolisation des cultures », ils ne sont plus les mêmes. Présenter ce retour du différent comme une évidence est d’autant plus surprenant que l’un des auteurs est à l’origine d’un passionnant symposium au Collège de France sur le droit des objets à disposer d’eux-mêmes. Deuxièmement, c’est essentiellement à travers d’une relation d’Etat à Etat que la restitution est envisagée. Or on sait que les frontières des Etats actuels ne correspondent souvent pas à la distribution des populations d’origine de ces objets.
Objets de culte ou d’exposition ?
Illustrons ces difficultés par un exemple concret. Prenons l’une des treize pièces reproduites par le rapport et visées par l’étape 1 : le boli. Cet objet cultuel, normalement conservé dans un sanctuaire de la société initiatique du Kono, a été collecté lors de la mission Dakar-Djibouti (1931-1933). Grâce à Michel Leiris, qui en fut le secrétaire, nous connaissons les conditions choquantes de la collecte de cet objet : un pur et simple vol.
La tentation est forte de rejoindre ceux qui nous disent : « Commencez par nous rendre ce que vous nous avez volé et nous verrons ensuite ce qu’il conviendra de faire. » Et pourtant. Il faut se demander ce qu’est un boli aujourd’hui.
Si le boli de la mission Dakar-Djibouti a été volé, les autres boliw (boli au pluriel) semblent avoir été vendus dans le courant des années 1970 dans le plus grand secret, sans que personne n’y trouve rien à redire. La plupart des villages avaient cessé de pratiquer le culte du Kono et, à mesure que leurs habitants se convertissaient à l’islam, l’existence même d’un boli au sein du village commençait à poser problème. Certains ont été abandonnés dans leur sanctuaire. D’autres ont été vendus plutôt que détruits, sans doute par crainte que le boli se retourne contre ses détenteurs en cas de destruction, mais aussi dans un but lucratif.
Bref, si le boli jouissait réellement du droit de disposer de lui-même, il n’est pas exclu qu’il réclame le droit de rester en France plutôt que de rentrer au village. Quant à la communauté d’origine du boli, elle n’en voudrait sans doute plus, soit parce qu’elle ne pratique plus le culte du Kono, soit parce qu’elle le considérerait comme souillé.
Supposons maintenant que l’Etat malien le réclame ; la question de l’exposition du boli dans un musée, alors qu’il n’est censé être vu que par un initié, ne se pose-t-elle pas ? Que le musée soit européen ou malien, le problème ne change pas. On nous permettra de douter du concept d’« éclatement spatial de l’objet » développé dans le rapport, à partir de l’hypothèse d’un musée national malien qui prêterait un objet à sa communauté d’origine pour des pratiques rituelles et qui le récupérerait ensuite à des fins de préservation ou d’éducation. Dans l’immense majorité des cas, l’aller-retour d’un objet cultuel entre un musée et un sanctuaire ne saurait se faire sans violer les règles du culte auxquels il se rattache. Il ne saurait être et un objet de culte et un objet d’exposition.
Se demander ce qu’est aujourd’hui l’objet cultuel implique de se demander, au cas par cas, si le village qui détenait l’objet peut être identifié et ce qu’il représente aujourd’hui pour sa communauté d’origine, les motivations de celui qui en demande la restitution, etc. Les réponses seront différentes d’un objet à l’autre, d’un pays à l’autre, d’une chefferie à l’autre. Si les peuples du Bénin sont plutôt fiers de leur pratique cultuelle, il n’en va pas de même au Mali, où par exemple la pratique du Kono n’est pas bien vue.
Invention d’un nouveau droit
Peut-être faut-il sortir complètement des idées de « propriétaire légitime », de « charge de la preuve », de « juste prix », et même d’auteur et d’origine, pour pouvoir répondre de manière pragmatique aux intuitions morales et politiques qui donnent à l’idée de restitution sa légitimité.
A juste titre, le rapport souligne que les enjeux de cette question dépassent le simple retour matériel des objets : il s’agit de recouvrer une mémoire, de mieux appréhender l’histoire coloniale et de réparer ce qui peut encore l’être, afin d’ouvrir « une nouvelle ère dans les relations entre l’Afrique et la France, et plus largement l’Europe ». La majorité d’entre nous s’accordent de fait à reconnaître qu’il y a un déséquilibre excessif entre le nombre d’œuvres d’art africain se trouvant en Occident et en Afrique. L’enjeu n’est donc pas tant celui de la propriété que celui de la présence en Afrique de ces objets.
Face à une situation nouvelle, il faut des solutions nouvelles. En voici une, qui n’est pas exclusive d’autres qui, ensemble, pourraient par petites touches aboutir au résultat que nous cherchons. Il s’agirait d’instituer une obligation de prêt : les collections publiques seraient obligées par la loi de prêter tout objet de leur collection répondant aux critères de « restitution » à toute institution africaine qui le réclamerait pour l’exposer.
Cette obligation aurait vocation à être permanente et ne serait pas seulement mise en place en attendant la mise en œuvre d’une restitution définitive du patrimoine africain, évitant ainsi le clivage entre les objets restitués et les objets conservés. Elle aurait aussi l’avantage d’éviter les questions d’origine et de propriété, le problème des frontières et des usages légitimes, tout en permettant de traiter la question au niveau panafricain, mettant ainsi l’accent sur la solidarité continentale. Elle poserait en somme la question en termes de circulation et d’accès, et non pas de propriété et d’identité. Elle répondrait à une injustice non par une simple réparation, mais par l’invention d’un nouveau droit, plus universel et mieux adapté au contexte de mondialisation dans lequel nous nous trouvons.
Bien entendu, cette obligation de prêter est encore à penser dans le détail : durée, conditions du prêt, nombre d’objets pouvant être demandés, prise en compte des prêts existants, personnes habilitées à faire la demande, etc. Mais elle ne présente aucune difficulté technique rédhibitoire.
Renforcer les échanges culturels
L’échelle continentale ne devrait pas valoir d’ailleurs uniquement du côté des bénéficiaires de ce droit. L’histoire a assez montré que la spoliation ne peut pas se comprendre uniquement comme une relation entre tel et tel pays, mais bien entre l’Europe et l’Afrique dans leur ensemble. On peut donc imaginer que cette obligation de prêt, ayant vu le jour en France, ait pour vocation de s’étendre à l’Europe. Ce fut le cas du droit de suite, d’abord instauré en France en 1920 avant de faire l’objet d’une directive européenne en 2001.
Cela irait dans le sens des objectifs politiques clairement affichés. Dans la déclaration du Caire de 2000, lors du premier sommet Union européenne-Afrique, les deux continents se sont engagés à « accorder une place importante à la coopération culturelle entre l’Afrique et l’Europe » (article 110). De même, la déclaration de stratégie commune UE-Afrique de 2007 rappelle, dans son article 78, la volonté des deux continents de partager un accès à leur culture respective et de renforcer leurs échanges dans ce domaine.
Si notre droit communautaire positif n’autorise pas aujourd’hui de légiférer directement au niveau européen, le cas de la restitution du patrimoine africain appelle à un changement. Après tout, la construction de l’Union européenne ne coïncide-t-elle pas avec la fin des empires coloniaux et ne s’agit-il pas de refonder notre relation avec l’Afrique à l’ère postcoloniale ? Que l’Europe de la culture naisse sur le cas de la restitution du patrimoine africain constituerait plus qu’un symbole : une leçon d’histoire.
Luc Saucier est avocat aux barreaux de New York, Paris et Bruxelles, spécialiste de l’art.
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