Esclavage : la course de quatre pays africains au tourisme mémoriel
Esclavage : la course de quatre pays africains au tourisme mémoriel
Par Fanny Joachim (avec Romain Gras)
Le Bénin, le Sénégal, le Cameroun et le Ghana investissent dans les anciens sites de la traite négrière. Un marché prometteur qui a sa « baguette magique » : les tests ADN.
C’est encore une piste côtière, nimbée de poussière et bordée de cocotiers souples au vent. Coincée entre la plage et quelques villages où se côtoient pauvres pirogues et villas de luxe. Bientôt, ici, pourraient régner le bitume et les lampadaires alignés au cordeau. La Route des pêches qui longe sur une quarantaine de kilomètres le golfe de Guinée entre la lagune de Cotonou et celle de Ouidah, au Bénin, est au cœur d’un colossal projet de réaménagement censé faciliter l’accès à la Porte du non-retour, symbole de la mémoire de l’esclavage. Son coût est estimé à 1 200 milliards de francs CFA (1,8 milliard d’euros).
Il s’inscrit dans un projet beaucoup plus vaste soutenu par l’Unesco, intitulé « La Route de l’esclave : résistance, liberté, héritage », dont l’une des ambitions est de promouvoir des sites porteurs de traces de la traite négrière déjà inscrits au Patrimoine mondial de l’humanité. Parmi lesquels on retrouve les palais royaux d’Abomey, au Bénin, classés depuis 1985, l’île de Gorée, au Sénégal, depuis 1978, ainsi que les forts et châteaux de la côte ghanéenne, entre Keta et Beyin, depuis 1979. En attendant le classement très attendu de Ouidah elle-même et de la route de quatre kilomètres qu’empruntaient les esclaves pour rejoindre les bateaux des négriers occidentaux, sur lequel le Bénin travaille depuis dix ans.
Retombées économiques
De fait, Ouidah, l’un des principaux départs des flux d’esclaves pour la grande traversée de l’Atlantique, se rêve désormais en place forte du tourisme mémoriel. Pour l’Afrique, ce « tourisme de mémoire », comme on l’appelle aussi, tourne principalement autour de la traite et du désir croissant des descendants d’esclaves en Amérique du Nord et du Sud de remonter la trace de leurs ancêtres. Avec plus d’un million d’esclaves passés par Ouidah, le Bénin a une carte à jouer. Entre 2011 et 2015, le nombre de visiteurs dans ce pays a progressé de 209 000 à 250 000, selon les chiffres de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT).
La porte du non-retour à Ouidah, au Bénin, construite par l’Unesco en 1992. | ISSOUF SANOGO/AFP
Le Bénin part avec quelques longueurs de retard sur le Sénégal. Ce pays a connu une affluence croissante de touristes ces dernières années, passant de 495 000 visiteurs en 2003 à 836 000 en 2014, selon les chiffres de la Banque mondiale. S’il est impossible de faire le compte exact de ceux venus spécialement en pèlerinage sur les traces de la traite négrière, le ministère de la culture précise que 500 personnes se pressent chaque jour aux portes de la Maison des esclaves, sur la minuscule île de Gorée.
Face à cette vitalité touristique qui promet des retombées économiques substantielles, d’autres sites oubliés sont entrés dans la course. Au Cameroun, Bimbia, un petit village au-dessus de la mer à une centaine de kilomètres de Douala fut aussi, jadis, un port négrier. Redécouvert en 1987 et classé au patrimoine national du Cameroun, Bimbia aurait vu passer plus de 10 % des 12 millions d’Africains déportés entre le XVIe et le XIXe siècles, selon les travaux de la chercheuse américaine Lisa Marie Aubrey.
Le Ghana n’est pas en reste, avec le fort de Cape Coast, datant du XVIIe siècle, et celui d’Elmina, du XVe siècle, l’un des plus anciens construits par les Portugais. Ces lieux névralgiques du commerce triangulaire des esclaves au XVIIIe siècle ont reçu la visite de Barack Obama en 2009, lors de son premier voyage en Afrique en tant que président. Sa venue a littéralement dopé le secteur : le nombre de touristes par an au Ghana a bondi passant de 698 000 en 2008 à 931 000 en 2010. Quant aux revenus liés au secteur, ils ont gonflé de 20 % durant la même période.
Kits de tests ADN
Si la prise de conscience mondiale du crime qu’a représenté la traite négrière a été longue, les tour-opérateurs, principalement américains, se sont aujourd’hui engouffrés dans la brèche mémorielle.
La communauté afro-américaine reste la cible privilégiée de ces agences de voyage. Selon un rapport de la Banque mondiale de 2013, 50 % à 70 % des touristes américains en Afrique passent par une agence.
Une statue, symbole de l’esclavage, trônant dans une rue de l’île de Gorée, au large du Sénégal. | MARCEL MOCHET/AFP
Elles s’appellent African Travel Seminar, Ebony Heritage Travel ou encore African Heritage Tour et affichent toutes le même objectif de « contribuer à l’expérience afro-américaine » et d’aider « la diaspora africaine à se reconnecter avec son héritage et sa culture ». Un message qui semble séduire. « Le Sénégal et le Ghana représentent aujourd’hui 25 % de notre chiffre d’affaires annuel », affirme Georgina Lorencz, directrice de l’agence African Travel Seminar. « Après la visite [au Ghana] de la famille Obama, explique June Spector, de l’agence Spector Travel, il y a eu une nette augmentation sur la destination. En 2013, il s’est passé la même chose avec le Sénégal mais la destination était déjà bien plus installée sur la carte du tourisme mémoriel. ».
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L’analyse de l’ADN du potentiel touriste à la recherche de ses racines est devenu le principal produit d’appel de ces agences de voyage. Grâce à plusieurs entreprises américaines, des tests ADN promettent aux individus désireux de découvrir leur patrimoine familial de leur apporter des réponses. L’entreprise américaine African Ancestry, qui commercialise des kits de test ADN au prix de 299 dollars (268 euros), a permis à 8 000 personnes de découvrir leurs origines « camerounaises ». Parmi eux le musicien Quincy Jones, l’acteur Chris Tucker ou encore la chanteuse India Ari. Le géant 23andMe, filiale de Google, commercialise lui aussi des tests salivaires au prix de 145 dollars avec la promesse pour les acheteurs de « découvrir ce que dit notre ADN à propos de nous et de notre famille ».
Infrastructures nécessaires
Le développement du marché prometteur du tourisme mémoriel passera pourtant par l’extension de l’offre des transports aériens, très en retard sur le continent, la valorisation du patrimoine et des infrastructures d’accueil.
Selon les estimations de la Banque mondiale, à peine 10 % des 390 000 chambres d’hôtel du continent répondent aux normes internationales et plus de la moitié d’entre elles se trouvent en Afrique du Sud. De fait, l’hôtellerie se développe au Sénégal, mais les coûts sont élevés du fait des frais de construction en Afrique et des emprunts à des taux plus importants. « A titre de comparaison, les coûts de construction moyens dans le monde s’élèvent à 200 000 dollars la chambre pour un hôtel offrant des services complets. Au Ghana, celui-ci s’élève à 250 000 dollars », précise le rapport.
Le président américain Barack Obama marche sur le site de Cape Coast, lors de sa visite au Ghana le 11 juillet 2009. | SAUL LOEB/AFP
Qui remportera la course au tourisme mémoriel ? Si le secteur est encore en pleine élaboration et verra sans doute d’autres circuits se développer, il a déjà sa cérémonie de récompenses organisée de l’autre côté de l’Atlantique. Les African Diaspora World Tourism Awards (ADWTA) tiendront leur deuxième édition à Atlanta (Georgie) en août, capitale d’un Etat du Sud américain qui fut jadis un grand « importateur » d’esclaves pour la culture du coton. Les ADWTA distingueront, notamment, la personnalité, le site et le circuit mémoriel de l’année. Un « label » dont pourront se prévaloir les tours-opérateurs pour attirer de nouveaux « slave tourists » et motiver les acteurs africains à valoriser davantage leur patrimoine. La boucle est presque bouclée.