Opération « ville morte » à Belfort : « Il faut sauver le soldat Alstom »
Opération « ville morte » à Belfort : « Il faut sauver le soldat Alstom »
Par Alexandre Bollengier (Belfort, correspondant)
Entre 4 000 et 5 000 personnes ont battu le pavé, samedi après-midi, pour témoigner leur « soutien aux Alsthommes », entre colère et inquiétude, espoir et amertume.
Manifestation à Belfort contre la fermeture de l’usine Alstom, le 24 septembre. | SEBASTIEN BOZON / AFP
Un lapsus traduit toujours la véritable pensée de son auteur. Celui commis par Pascal Novelin, délégué syndical CGT d’Alstom Transport, lors des prises de paroles qui ont lancé à Belfort, samedi 24 septembre, la manifestation de « soutien aux Alsthommes », a fait frémir, et sourire, les 4 000 à 5 000 personnes présentes. Alors que, depuis les marches de la Maison du Peuple, place de la Résistance, il évoquait le projet de la direction d’Alstom de transformer le site belfortain, berceau de l’industrie ferroviaire française, en « site de maintenance », sa langue a fourché : le mot « maintenance » est devenu… « maltraitance ».
Car c’est bien de « maltraitance » dont les salariés d’Alstom, et la grande majorité des habitants de la ville, estiment être les victimes depuis l’annonce, le 7 septembre dernier, de la fin programmée de la production, dans la Cité du Lion, des locomotives et motrices de TGV. Une production dont les prémices remontent à la fin du XIXe siècle, précisément à 1879.
« Nous sommes Alsthommes »
« Je ne m’attendais pas du tout à une telle nouvelle », tremble encore Marie-Louise, 65 ans. « Heureusement qu’à ce moment-là j’étais assise, sinon je crois bien que je serais tombée parterre. » Elle n’a pas assez de ses dix doigts pour compter les membres de sa famille, et ses amis, qui ont travaillé ou travaillent toujours à Alstom. « Mon mari y a passé quarante-trois ans de sa vie professionnelle, dans la branche énergie. Il fabriquait des turbines à gaz. Ma filleule et deux de mes neveux y sont aujourd’hui salariés. » Des neveux révoltés. « Je leur ai dit que cela ne servait à rien de s’énerver, j’ai essayé de les calmer, mais maintenant il faut vraiment que le gouvernement se remue les fesses. Alstom ne peut pas, ne doit pas s’arrêter, ce n’est pas possible ! »
Actifs, retraités, étudiants, élus et syndicalistes du Territoire de Belfort, du Pays de Montbéliard et plus généralement de toute la Franche-Comté, ex-salariés des hauts fourneaux de Florange aussi : c’est un cortège très bigarré, mais soudé autour d’une même cause – « Nous sommes Alsthommes » –, qui s’est élancé de la Maison du Peuple pour rejoindre la Vieille Ville et la préfecture.
Danielle, 76 ans, s’y est glissée parce que « Alstom, c’est le poumon de Belfort ». Elle y a fait un bref passage de 1969 à 1971. « Je ne suis pas restée parce qu’ils recrutaient surtout des dactylos », se souvient cette ancienne traductrice d’anglais. En revanche, son grand-père paternel, lui, y a turbiné beaucoup plus longtemps. « C’était bien avant la Seconde Guerre mondiale, dans les années 20. » Alstom ne s’appelait pas encore Alsthom, ni Alstom, mais la Société alsacienne de construction mécanique (SACM). « Je ne l’ai pas connu, il est mort à Auschwitz en 1945. Il compte parmi les victimes de la rafle du Vél d’hiv. » Danielle est venue « par solidarité », mais sans se faire d’illusion. « Bien sûr, j’aimerais que la direction d’Alstom revienne sur sa décision, mais je n’y crois pas vraiment. »
« T’as vu, j’ai sorti une relique »
Mohamed ne voit pas non plus comment on pourra inverser la vapeur. « Alstom à Belfort, c’est cuit », lâche même ce salarié d’un bureau d’études du constructeur PSA, âgé de 42 ans. Il est venu à la manif avec sa petite fille, « par solidarité » et « parce qu’Alstom fait partie de mon histoire familiale ». Joignant le geste à la parole, il sort son portefeuille de la poche intérieure de son blouson et en retire, avec d’infinies précautions, un document de la taille d’une carte de visite. Il porte un numéro, le 19 089, une date, le 10 novembre 1969, et une photo d’identité. « C’est la carte professionnelle qui a été remise à mon père lors de son embauche chez Alsthom (avec un « h »). » Il s’appelait Ali et n’est plus de ce monde aujourd’hui.
Entre 4 000 et 5 000 personnes ont battu le pavé, samedi après-midi, à Belfort. | SEBASTIEN BOZON / AFP
« La fin d’Alstom a Belfort, ça fait quand même bizarre », confie-t-il avec émotion. « Je me souviens du chapiteau qui était dressé ici, place de la Résistance, au moment de Noël. » C’était au début des années 1980. « On venait récupérer nos cadeaux et assister à un spectacle. C’était magnifique. » Tout en exhumant ses souvenirs, Mohamed jette un regard, mi-ironique, mi-agacé, vers les marches de la Maison du Peuple transformées en tribune. C’est là que les élus de la région se sont massés, écharpe tricolore en bandoulière. « Les élections présidentielles approchent… Certains n’ont que cette échéance en tête. » Alors que Marie-Guite Dufay, présidente (PS) de la grande région Bourgogne/Franche-Comté est copieusement huée au moment de saisir le micro, une pancarte émerge à proximité, brandie par un cégétiste, avec un slogan sans équivoque : « Pas là pour Meslot [le maire LR de Belfort], encore moins pour les socialistes, mais avec les salariés en lutte. »
A 74 ans, Claude est lui aussi venu manifester son soutien à ces salariés en lutte. Aux « Alsthommes », il doit beaucoup. Retraité, il a exercé, aux côtés de son épouse, la profession de coiffeur, de 1970 à 2005. Leur échoppe était amarrée rue Voltaire, une petite artère perpendiculaire à l’avenue Jean-Jaurès qui était autrefois l’épine dorsale du quartier ouvrier de la Cité du Lion. « Dans les années 1970 et 1980, plus de 50 % de notre clientèle était composée de salariés d’Alstom et de Bull et de membres de leur famille. » Une production de locos et motrices TGV à Belfort, lui y croit encore. Il veut en tout cas s’en persuader. « Et pourquoi cela ne serait-il pas possible ? », interroge-t-il. « La direction d’Alstom doit tenir compte de tous ces gens descendus aujourd’hui dans la rue. C’est aussi au gouvernement d’agir, là, maintenant, tout de suite ! »
Alors que le cortège s’engage lentement et en silence dans le faubourg des Ancêtres en direction du pont Carnot et de la préfecture, un manifestant, de toute évidence ancien salarié d’Alstom, lâche à son voisin : « T’as vu, j’ai sorti une relique. » Il parle du T-Shirt blanc, siglé Alstom, qu’il a jeté sur ses épaules. La relique a dû subir pas mal de lavages : les lettres, défraîchies, n’ont plus leur netteté originelle.