Daniel Picouly : « Adapater les chefs-d’œuvre littéraires en BD est un acte d’amour »
Daniel Picouly : « Adapater les chefs-d’œuvre littéraires en BD est un acte d’amour »
Propos recueillis par Cathia Engelbach
Parrain de la collection « Les Grands Classiques de la littérature en bande dessinée » publiée par « Le Monde » et les éditions Glénat, passer du texte à l’image n’est pas une simplification. Transmission d’un patrimoine menacé d’oubli, il s’agit aussi d’une œuvre à part entière. Entretien.
L’écrivain et pédagogue Daniel Picouly en avril 2016. | Lionel Dias
Auteur de romans policiers, d’autobiographies et d’ouvrages pour la jeunesse, animateur de télévision, auteur de théâtre, membre du jury de plusieurs prix littéraires, Daniel Picouly a notamment obtenu le prix des lectrices de Elle pour Le Champ de personne (Flammarion, 1995) et le prix Renaudot pour L’Enfant léopard (Grasset, 1999). A l’occasion de la publication du premier volume de la collection d’œuvres classiques adaptées en bande dessinée lancée par Le Monde et qu’il parraine, ce touche-à-tout qui considère l’écriture comme une priorité et fait de la pédagogie une nécessité revient sur son rapport aux livres et aux images.
Quelle place occupait la lecture au sein de votre famille très nombreuse ?
Je suis le onzième d’une fratrie de treize enfants, et nous vivions dans une minuscule maison d’ouvrier. L’ameublement, très sommaire, ne comptait aucune bibliothèque. Il m’arrivait de voler à mes sœurs des titres de presse plutôt légère, dans lesquels j’ai découvert le premier schéma narratif universel, ainsi que des magazines de décoration et de travail à la main, desquels j’ai tiré une forme de lecture très sensible et attachée à la création. Le livre en tant que tel, je l’empruntais à la bibliothèque de l’école et il était pour moi un véritable trésor. C’était « le livre du samedi matin », pour lequel tous les écoliers faisaient la queue par ordre de mérite. Et comme j’étais souvent en fin de file, je prenais celui qui restait, du Proust, du Verne, du Cooper…
Cela m’a appris les charmes de la lecture au hasard ! J’ai conservé de mon enfance ce rapport très naïf avec le livre, dans la mesure où il n’y a jamais eu de culture du livre chez moi. Toutes mes lectures sont donc dues à la chance. C’est le fondement culturel auquel je tiens : sans norme. Je me souviens également que mon père s’octroyait le privilège absolu de lire à table. Il rentrait épuisé du travail – il était chaudronnier – et son plaisir était de dévorer des romans policiers. Lorsqu’il lisait, la fatigue et les rides disparaissaient de son visage et je me demandais quel était ce prodige qui l’apaisait instantanément. C’est à cette époque que j’ai décidé d’écrire moi aussi des livres capables de « déplisser les fronts » !
Quand le hasard vous a-t-il mis sur le chemin des livres d’images et de la bande dessinée ?
Mon premier livre d’images est Le Roman de Renart. Il m’a tellement marqué, que l’essentiel de mon activité d’écriture se concentre autour des animaux : ma Lulu Vroumette (une collection Magnard Jeunesse) est une tortue, l’univers de Little Piaf (Albin Michel Jeunesse, 2014) est peuplé d’oiseaux… Leurs caractéristiques psychologiques les rapprochent tant des humains ! J’ai accédé aux bandes dessinées très tard en revanche, car il n’existait pas encore de marché d’occasion dans mon enfance, et elles étaient trop onéreuses.
En fait, mon rapport aux histoires et aux images était calqué sur mon mode de vie et soumis aux conditions matérielles dont nous disposions : j’étais souvent dehors et je dénichais des perles parmi les tas de magazines et d’albums que les médecins et dentistes déposaient le long des trottoirs ! J’ai ainsi découvert au fil de mes errances Blek le Roc, Lucky Luke, Le Journal de Mickey ou encore Les Pieds nickelés, qui restent des références pour moi. S’insinuait dans tous ces titres une véritable philosophie de vie dont je prenais peu à peu conscience. Mais je n’ai jamais pu entrer dans l’idée d’une collection, disposer en ordre mes livres sur une étagère, ni être fidèle à tel ou tel personnage. Cela m’a rendu nomade, volatil, touche-à-tout ! C’est d’ailleurs peut-être pour cela que je ne me fixe toujours pas à un genre aujourd’hui…
Vous affirmez d’ailleurs n’avoir jamais « ni commencé ni terminé d’écrire ». En est-il de même pour la lecture ?
Oui, dans le sens où lecture et écriture constituent pour moi des moments non identifiables, des moments « zéro », de pure révélation, durant lesquels je me « vois faire ». Ce sont des actions totalement naturelles. J’ai toujours lu, toujours écrit, comme je respire. Et cela m’interroge beaucoup, d’autant plus en ce moment, alors que l’on affirme partout que les jeunes ne lisent plus et n’écrivent plus, vivant dans une société ultraconnectée. C’est ce que Michel Serres analyse admirablement dans sa Petite Poucette (Le Pommier, 2012) Comme lui, je pense que « Dumas est mort », même si ce point de vue peut paraître radical.
Nous n’écrirons sans doute plus jamais comme Dumas car nous sommes passés à une nouvelle ère. C’est pour cela que j’ai réalisé Little Piaf, en transposant l’univers des Trois Mousquetaires, car des continents entiers restent à explorer et qu’il faut rendre ce patrimoine accessible. Je reste persuadé que nous pouvons – et nous devons − redonner une actualité à notre patrimoine. C’est extrêmement important, car la philosophie d’une époque et des siècles passés se répercute forcément sur notre quotidien. Les Pieds nickelés, pour en revenir à eux, abordent par exemple autant le libertarisme que l’écologie, si on fouille bien !
Pourriez-vous revenir plus précisément sur votre parcours en tant qu’écrivain, à portée de plus en plus pédagogique ?
Je suis arrivé à la littérature par le roman policier, que je considère être le meilleur atelier d’écriture possible. Il oblige à tenir une histoire, à multiplier les références, à se documenter et à créer des structures précises qui fournissent des bases à tout travail d’écrivain. Tout ce que j’ai pu écrire par la suite, des autobiographies à mes livres jeunesse, a été lié à cette rigueur. Dans l’un de mes polars, j’ai créé un petit personnage archétypal, Hondo, qui ressemble trait pour trait au gamin d’un livre de jeunesse que j’adore : L’Enfant au fennec [de Jacques Dupont, paru chez Hachette en 1957].
Il m’avait été offert par l’un de mes instituteurs, qui était loin de se douter qu’il me faisait là le plus beau cadeau du monde. Il raconte l’histoire d’un garçon de 10 ans qui découvre un petit fennec perdu dans un aéroport. C’est en plein hiver, et le garçon se met à jouer avec l’animal lorsqu’il réalise qu’il tremble, transi de froid. L’enfant comprend alors que la seule façon de sauver ce fennec de la mort est de le donner à une personne qui prend l’avion pour un pays chaud. Il va donc devoir s’en séparer alors qu’il venait tout juste de s’y attacher…
J’y lis une magnifique fable, bien que très triste, qui m’émeut infiniment. Elle nous apprend que les choses auxquelles nous tenons le plus doivent absolument être transmises. L’Enfant au fennec m’a aidé à comprendre comment mes parents m’ont élevé et m’ont laissé vivre. C’est ce qui m’intéresse dans les livres : ce qu’ils nous apprennent sur la vie et sur nos êtres, sur notre façon de vivre, et comment ils nous fournissent les plus précieux des enseignements universels, indépendamment du thème et de l’époque qu’ils traitent. Tous sont des accès à la connaissance, et des prétextes à fable et à enrichissement. Et c’est cet enrichissement qu’il faut diffuser encore et encore !
Cela rappelle la formule sans détour que l’écrivain Michel Serres emploie justementdans « Petite Poucette » : « Que transmettre ? Le savoir ! »
Oui ! Il faut tenir compte de tout ce que le livre peut apporter, y compris quand il paraît difficile d’accès. Un enfant lisant Le Petit Chaperon rouge bute peut-être sur le coup de la bobinette que le chaperon doit faire choir, mais il parvient malgré tout à comprendre le sens général de l’histoire et peut persévérer dans sa lecture. Je crois que les éditeurs et les parents sont les plus grands des censeurs et que tout auteur doit se bagarrer pour maintenir le niveau d’exigence qui est le sien, et son éthique par rapport à son écriture. On rabote malheureusement trop, aujourd’hui, on va vers la simplification…
Ce que j’espère, grâce à cette collection d’adaptations d’œuvres classiques en bande dessinée dont je suis le parrain, c’est qu’elle apporte un nouveau regard qui, de façon consciente ou non, va donner envie d’aller vers tous ces classiques. La qualité de l’adaptation va permettre de se tourner vers l’original et d’en fournir toutes les clés, d’offrir un bagage immémorial à d’autres mains.
Lorsque j’ai transposé Dumas en livre pour les plus jeunes, à travers Little Piaf, c’était pour dire aux enfants, mais aussi à leurs parents, de lire Dumas et de revenir aux sources. Je tiens à ce patrimoine car il contient une grande exigence en matière de langue, de construction et de respect pour le lecteur. Grâce à la littérature, j’ai été projeté dans des domaines de très grand luxe, qui pouvaient me sembler totalement inaccessibles. Et n’importe qui peut en faire autant. Dans la transmission, c’est cette assurance que je souhaite adresser aux enfants que je rencontre aujourd’hui : la culture ne doit laisser personne à l’écart et ne doit pas faire peur. Grâce au verbe, on peut tout faire et tout connaître.
Pour en revenir à la bande dessinée en particulier, l’éducation nationale peine encore à reconnaître ses vertus éducatives. Pourquoi, selon vous ?
Je pense que l’éducation nationale a toujours eu une forme de retard sur le monde en général. Il y a toujours eu un décalage entre ce que l’on enseigne et ce dont nous avons réellement besoin. Elle a entre autres été longtemps réticente vis-à-vis des postes de télévision, des livres d’images, de la bande dessinée elle-même… Elle les a longtemps méprisés sans se rendre compte qu’elle tenait là un discours de classes, allant à l’encontre de l’idée d’une culture d’ouverture.
Or, d’autres mondes existent… D’autres formes de savoir existent. Il y a quelque temps, il ne fallait par exemple surtout pas parler de mangas, et regardez aujourd’hui combien la France en consomme ! Le retard des institutions est dû à ce cycle qui voudrait que l’on reproduise exactement ce que l’on a appris, sans progrès possible, et que l’on s’en contente. Ce sont des attitudes réactionnaires et conservatrices, et surtout assez désolantes. Elles expliquent sans doute pourquoi l’on accepte de moins en moins leur autorité… Je reste pour ma part persuadé que la culture de référence doit être capable d’absorber toutes les autres, que l’école doit comprendre que le monde avance parallèlement à elle et qu’elle ne le fait reculer en rien.
D’après vous, que peut la bande dessinée en matière de pédagogie ?
La bande dessinée possède cette faculté d’aborder et d’entrer dans tous les domaines, que ce soit l’histoire, la littérature, l’histoire de l’art… Elle ne s’interdit absolument rien ! Elle a même investi des domaines qui étaient en avance sur leur temps, comme la science-fiction. Sa grande liberté est sans doute due à l’instantanéité de l’image qu’elle propose. Lorsqu’on se lance dans un roman, on a souvent besoin de lire plusieurs pages pour entrer dans son univers. Dans la bande dessinée, il suffit souvent de simplement ouvrir l’album, de le feuilleter, de regarder les images, pour s’apercevoir s’il va nous convenir ou non, si nous allons nous sentir chez nous ou non. Le rapport à l’image est plus immédiat que le rapport aux mots.
Mais attention : immédiateté ne signifie pas pour autant facilité, et encore moins simplicité. L’image est formidablement matérielle, vivante, et entrer en elle demande un grand effort, car cela revient à entrer dans un univers qui peut être à chaque fois nouveau. Dans le cadre d’adaptations littéraires en bande dessinée, on constate que d’une même œuvre classique peuvent naître dix propositions différentes, et cela pose la question de ce qu’est une bonne adaptation. Selon moi, c’est à la fois une réappropriation qui doit allier deux univers, textuel et graphique, et une interprétation, dans le sens où l’illustrateur a cet enjeu considérable de devoir restituer l’ambiance, le grain, et ce qui existe de plus ténu dans l’œuvre classique. Son image doit poursuivre toutes ces intentions originelles.
Vous considérez donc que l’adaptation peut être complémentaire de l’œuvre classique ?
Oui, même s’il est impossible d’être fidèle à 100 % à l’œuvre originale. Se pose la question de l’entreprise de l’adaptation : il faut rendre hommage à un texte, ne pas le trahir, essayer de propager son message. Lorsqu’on est scénariste d’album jeunesse ou de bande dessinée, la plupart du temps on ignore ce que l’illustrateur va faire avec ce texte. Ce décollement du texte est précisément là où l’illustrateur va faire œuvre. L’illustrateur doit être respectueux de l’œuvre initiale, comme le scénariste qui adapte. L’adaptation est un acte d’amour ! Adapter Le Tour du monde en quatre-vingts jours avec l’ambition ou la prétention de faire oublier Jules Verne serait très embarrassant !
Je crois qu’une lecture, quelle qu’elle soit, est d’abord un tête-à-tête, une rencontre pour laquelle aucune barrière ne doit intervenir. J’aime ce qui donne de la chair aux livres : dans le cadre de la collection du Monde, j’aime comprendre à la fois les mécanismes de l’adaptation et découvrir les à-côtés que le dossier pédagogique permet d’explorer – avec le contexte historique, sociétal, artistique… Car cela laisse la possibilité de poursuivre le dialogue et de ne pas quitter l’œuvre trop vite.
En tant que pédagogue, je considère que cette collection a pour fonction de mettre l’adaptation à sa place par rapport à l’œuvre : elle ne se cache pas derrière des grands noms, mais croit aux vertus d’une adaptation maîtrisée dans l’intention globale de faire accéder aux grands textes classiques. Car il ne faut pas supposer que l’idée d’adaptation de classiques en bande dessinée va de soi ! Ce n’est pas une dévaluation, c’est une œuvre en soi qui utilise un média pour exister en tant que telle. Elle conduit à Jules Verne, elle est une étape pour « passer à », de la même façon que je suis d’abord passé par Ella Fitzgerald pour accéder à Billie Holiday.
L’adaptation comme une passerelle…
L’adaptation se justifie pleinement. Il s’agit de donner envie et de faire œuvre. l’adaptation se doit d’être une œuvre en soi et, pour les illustrateurs, c’est un véritable défi ! Je l’envisage donc en effet comme un pont. Elle peut vous saisir dans un moment de votre évolution culturelle et artistique, et elle va être une « étape vers », une « voie d’accès ».
Nous avons, à un moment donné, besoin de quelqu’un, de quelque chose, qui va venir nous aider, nous rassurer sur un genre, et nous conduire un peu plus loin. C’est pour moi exactement ce que doit permettre de faire une adaptation. Cela fonctionne aussi bien pour les classiques que pour la bande dessinée : avec de telles adaptations dans cette collection, on peut accéder au texte grâce à la bande dessinée et inversement ! Certains lecteurs de bande dessinée vont découvrir Jules Verne et vice versa, certains lecteurs de Jules Verne vont découvrir la bande dessinée. Nous sommes dans un système biologique qui implique une sorte d’effet de chaîne : chacun nourrit l’autre. Et peut-être que les réticences qui existent encore chez les uns et les autres vont s’effacer… et les frontières s’ouvrir.