Travailler en période de canicule, la « double peine » des salariés
Travailler en période de canicule, la « double peine » des salariés
Par Charlotte Chabas
En termes de protection à la chaleur, la législation reste relativement floue. A l’inverse du risque toxique, par exemple, il n’existe aucun seuil à partir duquel l’employeur est tenu d’agir.
Les fortes température que connaît la France devrait baisser mercredi 8 août. / Claude Paris / AP
Dans la poche de sa blouse de travail en nylon, Nathalie L. a glissé un thermomètre électronique cette semaine, « par curiosité ». Dans son usine agroalimentaire du Haut-Rhin, cette « conductrice de ligne » (responsable d’une ligne de fabrication) a enregistré, lundi 6 août, « trois heures à 48,5 oC ». Du jamais vu pour cette femme de 46 ans, pourtant habituée à la chaleur et qui, d’ordinaire, « la supporte bien ». Mais cette année, au milieu du vacarme des machines, « on suffoque et on a tous l’impression qu’on va y rester », dit la salariée de cette entreprise qui embauche quatre-vingts personnes.
Ensemble, avec leurs délégués du personnel, ils ont bien tenté de demander à la direction de s’adapter. Changer les horaires de travail pour éviter les heures les plus chaudes, rallonger les pauses, surtout pour « les anciens de la chaîne qui ont plus de 60 ans et tirent sérieusement la langue ». En vain : « Un des responsables m’a même dit “rassurez-vous, l’hiver arrive bientôt” », rapporte cette salariée qui préfère garder l’anonymat pour « éviter toute répercussion ». La direction répète, pour sa part, « respecter la réglementation en tous points », selon un délégué du personnel contacté par Le Monde.
« Laisser une flexibilité aux entreprises »
C’est qu’en termes de protection à la chaleur, la législation reste relativement floue. Bien sûr, il existe pour l’employeur une « obligation de sécurité de résultat au travail ». C’est-à-dire qu’il est tenu de « rédiger un document d’évaluation des risques, régulièrement mis à jour, et la chaleur est un de ces risques », rappelle Thomas Nivelet, juriste à l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS). C’est à ce titre notamment que peuvent être notés des dispositifs organisationnels exceptionnels en cas de canicule, comme des horaires aménagés, la mise en place d’un local ventilé, voire climatisé, l’adaptation des tenues requises, etc.
Mais, à l’inverse du risque toxique par exemple, il n’existe aucun seuil à partir duquel l’employeur est tenu d’agir. Pour « laisser une flexibilité aux entreprises », mais aussi parce que « chaque domaine d’activité a un rapport spécifique à la chaleur », analyse Thomas Nivelet. Reste que la difficulté réside dans « le caractère temporaire du risque caniculaire » : « Certains employeurs sont réticents à se lancer dans des gros investissements pour adapter leurs locaux à un risque qui dure parfois seulement quelques jours », déplore le juriste.
« Pas besoin d’être au frais pour soigner »
Dans un appel à témoignages diffusé sur Lemonde.fr, des salariés ont raconté des conditions de travail devenues au fil des jours « inhumaines » : « La direction refuse de mettre la climatisation sous prétexte que ça coûte trop cher », relève ainsi une employée d’un magasin de prêt-à-porter du 15e arrondissement de Paris. « Il fait 32 oC à l’intérieur du magasin, déplore cette vendeuse de 23 ans, au moindre mouvement, on sue comme des porcs. »
Le constat est tout aussi violent dans le milieu hospitalier. Plusieurs collègues de Valentin D., infirmier, ont fait des malaises dans son service, « où le seul moyen de se protéger de la chaleur est de fermer les volets ». Après avoir constaté un 41 oC à leur étage, il s’est « renseigné auprès de la direction pour avoir des tenues plus légères. On m’a répondu que je n’avais pas besoin d’être au frais pour soigner ».
Ils sont nombreux à dénoncer ainsi ce qu’ils vivent comme une « double peine », comme dit Robert Antoine, 59 ans, chauffeur-livreur en région parisienne depuis dix-sept ans. La tenue de travail – chaussures fermées, pantalon noir et polo manches longues gris anthracite – n’a nullement changé à mesure que le thermomètre a grimpé. Le « système D fonctionne à plein » : quand il doit prendre le scooter pour des livraisons, il met des « gants en vinyle sous les gants obligatoires de moto, pour limiter la transpiration ».
L’exigence de son employeur n’a pas non plus baissé. « Au contraire, on est en sous-effectif donc il faut cravacher encore plus », explique le salarié, qui dit « avoir une migraine en permanence depuis dix jours ».
« La direction joue le pourrissement »
Les métiers qui imposent un travail en extérieur sont évidemment les plus exposés aux épisodes caniculaires. Mais « les besoins sont mieux anticipés dans des secteurs habitués depuis longtemps à ce risque, comme le BTP », note François Ledard, responsable de la communication à l’INRS. Dans ces secteurs « à risque » en termes de chaleur, des dispositions spécifiques existent d’ailleurs dans les conventions collectives. Sur les chantiers, les employeurs sont ainsi tenus d’offrir au moins trois litres d’eau par jour par salarié.
Dans des locaux fermés comme les bureaux, les entreprises sont aussi tenues de s’adapter à la situation. Selon le code du travail, l’employeur doit s’assurer du « confort thermique » de ses salariés et assurer un renouvellement de l’air « pour lutter contre une augmentation exagérée des températures ».
Mais là encore, les exemples de contrevenance sont nombreux. « A Lagardère Digital France, les bureaux offrent des conditions insupportables lors de chaque épisode de chaleur. Le système de climatisation est structurellement déficient, aucune amélioration n’est envisageable sans une réfection complète de l’ensemble du système, qui n’est pas au programme. Ainsi, chaque année, la direction joue le pourrissement en attendant que cela passe », explique un salarié qui se dit « liquéfié face à la chaleur et au mépris de la direction ».
« Rien ne va changer pour autant »
Dès lors, pour les salariés, les recours sont limités. Si les remontées des délégués du personnel sont sans effet, chaque salarié peut demander une visite à la médecine du travail pour faire constater l’impact de la chaleur sur la santé et faire établir des préconisations à l’employeur. En dernier recours, le salarié peut également exercer son « droit de retrait », mais le motif du « danger grave et imminent pour sa vie » peut être contesté par l’employeur, qui peut engager une procédure pour abandon de poste.
Enfin, les salariés peuvent aussi saisir l’inspection du travail, mais les délais requis sont souvent incompatibles avec des épisodes caniculaires, souvent limités dans le temps. Jean-Philippe P., manœuvre sur un chantier de terrassement, raconte ainsi comment un inspecteur du travail est venu constater la semaine passée les insuffisances de sécurité. « Pas assez d’eau, pas de douche ou de coin d’ombre », résume ce technicien. « Mon employeur va s’en tirer avec une petite mise en garde par écrit, mais on sait bien que rien ne va changer pour autant », déplore le Montpelliérain.
Depuis le début de l’été, l’INRS n’a jamais reçu autant d’appels concernant la chaleur de salariés en difficulté comme d’employeurs s’interrogeant sur leur responsabilité. « On est loin d’un épisode qui ne dure que deux ou trois jours, ça s’installe dans la durée et ça risque d’être de plus en plus le cas », confirme Thomas Nivelet, qui s’attend à ce que « la problématique s’impose de plus en plus dans le quotidien des employés ».