A Bordeaux, le patrimoine se fait résidence d’artistes
A Bordeaux, le patrimoine se fait résidence d’artistes
Par Emmanuelle Lequeux
Dans les musées, mais aussi sur le fleuve, dans les temples, les anciens couvents, les jardins publics ou à la base navale… Cette année, l’art profite du moindre interstice pour rayonner dans la ville girondine.
Pomme, héliotrope, cresson de fontaine, crâne de bœuf, orange douce, faisan ; mais aussi crible d’osier, bitume, soufre, érable à sucre ; ou encore pignon doux, lave, lapin, silex… Etrange liste ! Plus étrange encore quand tous ces objets, plantes, pierres, se donnent à voir en cercle, s’égrainant un à un sous la nef du CAPC, le fameux musée d’art contemporain de Bordeaux. C’est l’artiste écossaise Ruth Ewan qui les a rassemblés là, encyclopédie très précise, qui lui a demandé, ainsi qu’aux équipes de la ville, des mois de recherche.
Mais quel sens a donc ce jardin sur estrade ? Il s’agit de la mise en œuvre du calendrier révolutionnaire qui, en France, a remplacé le rythme grégorien de 1793 à 1805. Nivôse, vendémiaire, pluviôse et bien sûr germinal… on connaît les noms de ces mois nouveaux, venus remplacer ceux de l’ancien temps. Mais l’on sait moins que, juste après la prise de la Bastille, un comité de poètes, scientifiques, philosophes s’est réuni pour lier chaque jour à un élément de la nature.
Une ode au monde agricole qui nourrirait les hommes de demain. Minéral, animal, végétal, tous les règnes sont représentés dans cet almanach truffé d’une poésie paysanne et païenne, imaginé sous l’égide de l’auteur Fabre d’Eglantine : « Il pleut, il pleut bergère », c’est lui ; d’où le titre de l’exposition, It Rains, It Rains. Disposés en un immense cercle, selon mois et saisons, ces objets semblent l’incarnation d’un autre temps. « A mes yeux, c’est un exemple fascinant de ce que peut engendrer une collaboration entre artistes, scientifiques et Etat », s’émerveille l’artiste. Des écomusées de la région, qui ont prêté ici des chefs-d’œuvre de l’artisanat agricole, à l’université qui s’est défait de quelques belles pierres, toutes les institutions locales se sont prêtées au jeu.
Défaut de mémoire
La ville de Bordeaux ne pouvait trouver projet plus adapté pour la saison culturelle qu’elle lance cet été : intitulée « Liberté ! », elle s’enracine dans la philosophie des Lumières. Le flamboyant esprit XVIIIe est d’ailleurs au cœur d’une des expositions les plus magistrales, « La Passion de la liberté, des Lumières au romantisme », proposée par le Musée des beaux-arts. Il accueille pour l’occasion le Louvre, hôte de marque né lui aussi de la Révolution. L’institution parisienne prête en effet, le temps d’un été, une cinquantaine de chefs-d’œuvre dans le cadre d’un partenariat qui la lie sur trois ans à la ville, et qui verra naître l’an prochain une saison britannique.
Une ombre au tableau, cependant… Liberté ! ? Avec un tel titre, et une volonté affirmée de s’inscrire dans l’héritage des encyclopédistes Montesquieu ou Diderot, on pourra s’étonner que Bordeaux ne saisisse pas l’occasion de se questionner sur son histoire de l’esclavage. Certes, le Musée d’Aquitaine s’est doté depuis 2009 de plusieurs salles consacrées au commerce triangulaire, qui a enrichi nombre d’habitants au XVIIIe siècle. Mais cette saison semblait l’occasion parfaite pour fouiller davantage cette mémoire.
D’autant plus que la ville ne se prive pas de revisiter tout son patrimoine, même le plus oublié. Il faut ainsi aller tout au fond du bâtiment du Crous, hébergé dans un ancien couvent de capucins proche de la gare, pour découvrir l’installation de Zilvinas Kempinas. Cette chapelle néogothique n’avait jusqu’à présent jamais accueilli d’exposition. L’artiste lituanien la fait tomber dans le décor de science-fiction : au cœur de la nef, il a imaginé un long tunnel constitué de bandes magnétiques, son matériau de prédilection, tendues d’un bout à l’autre pour créer un tunnel cinétique. Principe minimal pour rendu maximal : sous la lumière changeante des ogives, le vertige est garanti. « Tout mon travail tourne autour des notions d’équilibre, d’énergie, de juste proportion, et ce site est parfait à cet égard, se réjouit le plasticien installé à New York et invité dans le cadre de la carte blanche à José-Manuel Gonçalves, partenaire fidèle de la Ville.
« Camper à Bordeaux et refaire le monde »
Autre bijou caché dans le dédale des rues du centre-ville, le temple protestant des Chartrons. Bâti à une encablure du CAPC, il était fermé depuis trente ans, réduit à n’être plus qu’un entrepôt de débris. Cet été, il s’ouvre à Gonzalo Borondo, street-artist version baroque, qui le métamorphose en une noire forêt labyrinthique en recyclant tous les objets abandonnés qu’il a trouvés sur place. « Avec mon équipe, j’ai passé ici quatre mois, parce que nous voulions vraiment utiliser l’âme de cet espace, raconte-t-il. J’ai déjà travaillé sur de très grands sites, mais celui-ci m’offre une occasion exceptionnelle de créer une expérience immersive. »
A la suite d’une résidence dans la région aux côtés des experts de l’Office national des forêts, le jeune Espagnol s’est pris de passion pour la forêt des Landes. Des pins charbonneux envahissent la nef, jusqu’à la voûte où éclate un orage. Le gazon pousse au pied de l’orgue, qui, réparé, produit un souffle magnétique, tandis qu’un « arbre Frankenstein », constitué de tous les débris de bois dénichés in situ, domine l’autel.
C’est ainsi que l’art profite du moindre interstice pour s’installer dans la ville. Jean-Pierre Raynaud ? Cette figure majeure de la création française fête ses 80 ans en s’installant dans un salon de l’opéra, mais aussi dans l’église Saint-Rémy, et ses fameux pots de fleurs trouvent un abri tout naturel au jardin botanique. Quant à l’élégant hôtel de Ragueneau, qui abritait un centre d’archives municipales, le collectif Yes We Camp en fait une « république nomade » sous glycine.
Marche observatoire vers l’océan, déambulations sur chantiers, rencontres entre riverains et artistes… L’objectif de cette « ambassade » est simple : il s’agit de « camper à Bordeaux et refaire le monde ». Claire Andriès, chargée de l’action culturelle de la Ville, est plus pragmatique : « En rouvrant ces espaces longtemps fermés, nous ouvrons aussi le débat et demandons au public : et maintenant, on fait quoi ? C’est aussi à vous de décider. »
Cet article a été réalisé en partenariat avec la Bordeaux-Métropole.