Banques, Etat, emprunteurs : les gagnants et perdants des taux bas
Banques, Etat, emprunteurs : les gagnants et perdants des taux bas
LE MONDE ECONOMIE
Depuis le 16 mars, la BCE a ramené son taux directeur à 0 % tandis que son taux de dépôt est tombé à –0,4 %.
Un version agrandie d'un billet de vingt euros, au siège de la BCE à Francfort, en 2015. | DANIEL ROLAND / AFP
Il y a quelques années encore, nombre d’économistes assuraient que c’était impossible. Et pourtant : les taux d’intérêt auxquels les Etats, entreprises et ménages empruntent dans les pays industrialisés n’ont jamais été aussi bas. Dans certains cas, ils sont même négatifs. Aujourd’hui, la France s’endette ainsi à − 0,4 % environ entre trois mois et un an. Au total, 42 % des dettes souveraines européennes, soit 2 860 milliards d’euros, s’échangent désormais à des taux inférieurs à zéro. Du jamais-vu !
En zone euro, cela tient en partie aux actions de la Banque centrale européenne (BCE). Pour lutter contre l’inflation basse et soutenir la croissance, outre ses rachats massifs de dettes publiques, l’institut monétaire a ramené son taux directeur à 0 % le 16 mars, tandis que son taux de dépôt est tombé à − 0,4 %. Cela signifie que la BCE taxe les liquidités que les banques laissent dormir dans ses coffres, afin de les inciter à prêter plutôt ces sommes aux ménages et entreprises.
Résultat ? Certains financiers, comme François Pérol, le patron du groupe BPCE, jugent que les taux négatifs mettent les banques en danger. D’autres, comme les économistes du Fonds monétaire international (FMI), estiment en revanche qu’ils sont l’un des outils indispensables pour relancer le crédit et l’activité… « En vérité, cela dépend de ce que l’on regarde : les taux bas ou négatifs font des gagnants et des perdants », analyse Grégory Claeys, du think tank Bruegel.
Les emprunteurs favorisés, les épargnants pénalisés
De fait, les emprunteurs en profitent largement, puisque le crédit leur coûte moins cher. L’Etat français emprunte aujourd’hui à 0,5 % sur dix ans, contre 3,7 % début 2011. Nos finances publiques s’en trouvent soulagées : le montant des intérêts de la dette a fondu de 1 milliard d’euros l’année dernière par rapport à 2014, tombant à 42,1 milliards. Une économie non négligeable, grâce à laquelle les Etats les plus fragiles, tels que le Portugal ou l’Italie, ont aujourd’hui moins de mal à maîtriser leur dette et déficit.
De même, les ménages français n’ont jamais emprunté à aussi bas coût pour leurs achats immobiliers. En mars, le taux moyen d’emprunt, toutes durées confondues et hors assurance, est ainsi tombé à 1,97 %, selon l’Observatoire Crédit Logement. Et que dire des grands groupes, comme Nestlé ou Sanofi, qui s’endettent à taux nuls ! De quoi restructurer leur dette à moindre coût. Ou investir.
Revers de la médaille : les épargnants, eux, sont pénalisés. Et pour cause : les taux rémunérant les livrets d’épargne et autres comptes d’assurance-vie baissent eux aussi. « Voilà pourquoi les pays vieillissants, où les épargnants sont plus nombreux, se plaignent bien plus des taux bas », résume Jean-Louis Mourier, chez Aurel BGC. A l’exemple de l’Allemagne.
En outre, le taux de dépôt négatif rogne les marges des banques, puisqu’il taxe les liquidités qu’elles déposent à la BCE. Selon les calculs de Frédérik Ducrozet, économiste chez Pictet, il représente un surcoût de 2 à 3 milliards d’euros par an pour les établissements de la zone euro.
Effets pervers
Les assureurs tirent également la sonnette d’alarme : l’essentiel de leurs placements sont constitués de titres d’Etat, qui ne rapportent plus grand-chose. En particulier outre-Rhin : avec des taux souverains à dix ans à 0,15 %, les compagnies du secteur ont du mal à fournir les taux garantis à 3 % des contrats vendus avant la crise… « Pour conserver leurs marges, nombre d’assureurs vont aujourd’hui acheter des obligations d’entreprises, plus rentables, mais plus risquées », confie un investisseur parisien.
Enfin, les taux négatifs ne sont pas dénués d’effets pervers. S’ils s’installent trop longtemps, les banques pourraient en effet reporter ce coût sur leurs clients, par exemple, en augmentant les frais de tenue de compte. Les épargnants, eux, pourraient réduire leur consommation afin de continuer à gonfler, malgré tout, leurs bas de laine, qui ne rapportent plus assez…
La BCE, tout comme le FMI, réfute néanmoins la plupart de ses arguments. Sa politique ultra-accommodante, dont les taux bas font partie, soutient le crédit, la croissance et l’emploi : elle profite donc largement aux banques, souligne-t-elle. « Sans son action, la zone euro serait aujourd’hui en déflation : l’ensemble des agents économiques souffrirait terriblement, y compris les épargnants et les assureurs », analyse Christophe Boucher, économiste à Paris-X-Nanterre.
Surtout, ajoute-t-il, la BCE, comme l’ensemble des grandes banques centrales, n’a en vérité pas tellement le choix. Les taux bas ne résultent en effet pas de sa seule décision. « Ils sont aussi le fruit et l’illustration de l’anémie de la croissance des pays industrialisés et de l’excès d’épargne que l’on y observe », explique M. Boucher. Preuve supplémentaire, s’il en fallait, que la faible reprise enregistrée après la crise de 2008 n’a rien de classique…