De tout, un peu : ainsi pourrait-on caractériser d’une formule le courrier que vous m’avez adressé à l’occasion de la divulgation des « Panama papers ». Des compliments, assez nombreux, adressés à la rédaction du Monde pour la qualité de son travail, mais aussi des critiques – on en aurait trop fait – et des accusations variées – Le Monde serait, au choix, anti-Poutine, pro-israélien, pro-banques… Sans parler du fait que nous nous serions, comme à l’accoutumée, acharnés sans preuve contre le Front national. Le complotisme a décidément de beaux jours devant lui.

Concernant la place accordée aux « Panama papers », je retiendrai deux types de réaction. Celle de Camille Dagen, tout d’abord, qui juge « anecdotique » notre couverture des Nuits debout, avant d’ajouter : « Il me semble que, si le site, surtout, s’adresse aux nouvelles générations de lecteurs, la couverture des Panama papers est démesurée par rapport à celle de cet événement ô combien plus porteur de questions sur le futur. »

Rendant hommage à la « qualité exceptionnelle » du travail du Monde, un autre lecteur, qui souhaite rester anonyme, ajoute ceci : « Jusqu’à quel point centrer le contenu des éditions depuis lundi sur le sujet, au regard du reste de l’actualité mondiale, avant de ressembler à une chaîne d’information en continu ? Jusqu’à quel point utiliser les “alertes rouges en direct pour un énième article qui enrichit le sujet, certes, mais néanmoins sur un angle spécifique ? (…) En somme, quel est le point d’équilibre entre qualité et importance de l’information, et intensité de son traitement marketing en ligne ? Le Monde, sur le sujet des Panama Leaks, n’a certainement pas compromis le premier point mais me semble pousser le second à un niveau plus intense que par le passé… »

Entre révélations et pédagogie

Je ne partage pas ces deux points de vue. Une analyse attentive de la couverture par Le Monde (le journal, mais aussi le site) des « Panama papers » montre que nous avons bien (et beaucoup) travaillé en respectant un remarquable équilibre entre révélations, contextualisation et pédagogie (coup de chapeau à l’équipe des Décodeurs, et en particulier à Jérémie Baruch et Maxime Vaudano). Mieux encore, pour la première fois, peut-être, à l’occasion d’un grand travail d’investigation, nous avons réussi à résoudre la fameuse dialectique journal-Web. Durant plus d’une semaine, les deux contenus, massifs l’un et l’autre, ont fonctionné en parfaite synergie. En outre, en dépit de la masse considérable d’informations dont nous disposions, je ne pense pas que nous ayons cédé à la tentation du « tout Panama ». Nuit debout ? La manchette du numéro daté 10-11 avril y était entièrement consacrée. La crise de l’Europe ? Elle occupait la même place la veille.

Après les autres leaks – ChinaLeaks, LuxLeaks, SwissLeaks –, la divulgation des « Panama papers » « a confirmé l’entrée du journalisme dans la mondialisation et la collaboration transfrontière entre rédactions », écrivait fort justement Cécile Prieur dans une analyse (Le Monde du 14 avril). Rappelant que 370 journalistes appartenant à 109 médias ont participé à cette opération, elle ajoutait : « Portée par le big data, la révolution du journalisme collaboratif n’en est sans doute qu’à ses tout débuts. »

Rien de plus fécond en effet que la confrontation de deux cultures journalistiques, celle du big data, incarnée par de jeunes journalistes fondus d’informatique, et celle, plus traditionnelle, de rubricards très spécialisés, connaissant leur secteur sur le bout des doigts. Au Monde, « la » spécialiste des banques s’appelle Anne Michel. Aussi redoutée que respectée pour la rigueur de son travail, on lui doit quelques scoops retentissants. A l’entendre, on comprend que les leaks auront des conséquences très positives : « Au sein même de la rédaction du Monde, ces dossiers ont rendu possible la constitution d’une équipe d’enquêteurs très complémentaires, issus de différents services. Ensemble, nous allons continuer à explorer les autres trous noirs du système financier mondial. »

Il y aura certainement, au Monde, un avant et un après « Panama papers ». Cette certitude est d’autant plus grande que le travail sur ces 11 millions de documents est loin d’être achevé.

Samuel Laurent, le « patron » des Décodeurs, est du même avis : « Ce n’est pas la première fois que l’on essaye de travailler réellement ensemble, datajournalistes et rubricards traditionnels. Mais c’est la première fois que l’on réussit. » Il est encore trop tôt pour analyser avec précision les raisons de cette réussite. Le fait que cette équipe multidisciplinaire était imposante (une vingtaine de journalistes au total) a évidemment joué. De même, le fait qu’une véritable coordination au long cours – plusieurs mois durant – a été mise en place sous la houlette de Cécile Prieur et de Samuel Laurent.

Il y aura certainement, au Monde, un avant et un après « Panama papers ». Cette certitude est d’autant plus grande que le travail sur ces 11 millions de documents est loin d’être achevé. « Pour l’heure, résume Samuel Laurent, on n’a trouvé que le plus facile. Mieux dissimulés, mais tout aussi importants, il nous reste encore beaucoup d’éléments à mettre au jour. »

A suivre, donc. En espérant que d’autres lanceurs d’alerte, à l’avenir, contribueront à établir encore un peu plus de transparence dans ce monde financier opaque. Comme le dit Anne Michel d’une pirouette, « le jour où il n’y aura plus de lanceurs d’alerte, le monde sera parfait ».