Et si Boko Haram faisait du lac Tchad son sanctuaire ? Tout comprendre de la stratégie des terroristes
Et si Boko Haram faisait du lac Tchad son sanctuaire ? Tout comprendre de la stratégie des terroristes
Par Christian Seignobos
Christian Seignobos, géographe, décrypte les forces et faiblesses du mouvement djihadiste. Un texte exceptionnel basé sur ses années de travail de terrain.
En janvier 2015, Boko Haram avait dévasté Baga Kawa sur les rives méridionales du lac Tchad. Après l’élection en avril 2015 de Muhammadu Buhari, le gouvernement nigérian sort de son apathie et, en dépit d’un outil militaire encore défaillant, cherche à reconquérir du terrain sur Boko Haram. Les voisins nigériens, tchadien et camerounais sont appelés à contenir les débordements de Boko Haram sur leurs frontières respectives. Seul le Tchad est autorisé à exercer un droit de poursuite.
Après avoir été un pôle de développement économique sans pareil, les rives du lac Tchad connaissent une grave crise foncière sur fond de revendication d’autochtonie, situation que Boko Haram, qui essaie de mobiliser les populations de l’ancien Bornou (royaume du Kanem-Bornou, qui remonte au Xe siècle) sous son égide, va exploiter. L’irruption de Boko Haram dans ce milieu palustre si particulier qu’aucun encadrement politique extérieur passé ou actuel n’a réussi à contrôler représente une véritable menace pour la région. Et si Boko Haram faisait du lac son sanctuaire ?
Face à des Etats qui se mobilisent pour juguler l’insurrection islamiste qu’il a déclenchée, Boko Haram doit inventer de nouvelles stratégies et se trouver de possibles espaces de repli. Les monts Mandara, peu éloignés de Maiduguri et de la forêt de Sambisa au Nigeria où Boko Haram avait implanté ses « bases » les plus anciennes représentaient pour la « secte » un refuge d’évidence. La fondation d’un califat fantoche sur ses premiers contreforts, à Gwoza, semblait le confirmer jusqu’à la prise de la bourgade par l’armée nigériane le 27 avril 2015.
Toutefois c’est l’engagement de Boko Haram sur le lac Tchad au tout début de l’année 2015 qui semble un changement majeur dans sa stratégie.
En 2015, les ruses des « petites mains » de Boko Haram
L’armée tchadienne mandatée par un droit de poursuite au Nigeria intervient le 16 janvier 2015. Dès la fin du mois de mars, à la suite de différentes attaques frontales, les combattants de Boko Haram accusent des pertes conséquentes qui les décident à changer de tactique. Jusque-là, côté camerounais, d’après les officiers du BIR (Bataillon d’Intervention Rapide) : « Ils préparent leurs attaques en infiltrant des agents qui repèrent nos dispositifs de défense et nos habitudes avant de déferler à moto, à deux ou trois combattants par engin ».
Actuellement leurs éléments, toujours montés sur motos, se dérobent et pratiquent le harcèlement. Les Tchadiens, avec leurs colonnes de Land cruisers Toyota, se croyaient les maîtres incontestés de la guerre de mouvement. Ici, ils échouent à poursuivre les motards de Boko Haram qui disparaissent dans la moindre savane arbustive empruntant le chevelu des sentiers. Aussi l’armée tchadienne a-t-elle engagé une destruction systématique des deux-roues motorisés suspects.
Les enfants des madrasas [écoles coraniques] que Boko Haram contrôlerait assuraient le rôle de « chouff » [guetteur] et de porteurs de message. Lors des combats, ils organisaient le bruitage « Allah Akbar » [Dieu est grand] pour fixer l’attention de l’ennemi alors que l’attaque se porte d’un autre côté. Sur l’arrière, ils mettaient le feu et rassemblaient le fruit du pillage. Certains ne sont autres que des parangons d’enfants-soldats…
Avec le ralentissement des affrontements directs, ces « petites mains » de Boko Haram se recyclent dans des actions terroristes, notamment les filles. Démultipliant les ruses elles réalisent même des sortes de sur-attentats, un attentat dans l’attentat.
A Kerawa, au Cameroun, (3 septembre 2015) la première kamikaze opère sur le marché, ouvrant ainsi la voie à la seconde pour pénétrer dans la garnison toute proche. Le 20 septembre, même tactique, deux jeunes kamikazes visent ici le grand marché du dimanche à Mora. Débusqués, ils font sauter leurs charges avant d’avoir atteint le périmètre du marché, limitant ainsi le nombre de victimes.
En multipliant, à Maiduguri, Fotokol, Damaturu…, les attentats perpétrés par le biais de filles âgées de 12 à 16 ans et équipées d’EEI (engins explosifs improvisés) Boko Haram fait la démonstration de la réussite de ses camps-madrasa de brousse dans lesquels on formate depuis deux ans des centaines d’enfants.
Des pirogues naviguent sur les eaux du lac Tchad. | AFP
Les attentats ne semblent pas impactés par le changement actuel de stratégie ; ils continuent à se répartir par catégories.
Pour le mois de juillet 2015, par exemple, on distingue celle qui concerne le combat contre les îlots chrétiens dans les faubourgs de Maiduguri (3 juillet), les églises de Potiskum le dimanche 5 juillet, les édifices missionnaires à Jos ce même jour, la police des mœurs contre les débits de boisson le 12 juillet à Fotokol. Les objectifs militaro-politiques sont sans équivoque, comme les attentats des 10 et 11 juillet à N’Djamena.
Toutefois, la plupart des attaques sur les marchés et les parvis de mosquées, commandées par la même fureur épuratrice, n’en restent pas moins énigmatiques dans la mesure où l’on ne sait rien des communautés visées. Si pour chacun de ces événements on avait une lecture précise des objectifs, on aurait quelque chance de suivre la progression de la « secte » et les obstacles qu’elle rencontre.
Voici un exemple pour lequel nous pensons disposer de clés : les événements de Maroua au Cameroun.
- Le mercredi 22 juillet 2015 vers 15h30 deux jeunes femmes kamikazes se font exploser, l’une sur le marché central en face de la délégation du RDPC (Rassemblement démocratique du peuple camerounais), parti gouvernemental, alors que l’autre opère dans le quartier ancien de Gada-Mawol, à Barmaré, peuplé de Haoussa commerçants et faisant 14 morts et des blessés. Le sens du premier attentat est clair. Quant au second, il vise ces « Haoussa » qui renâclent à emboîter le pas à Boko Haram.
- Le samedi 24 juillet autour de 21h30, une kamikaze, encore, active sa charge explosive entre deux bars dont « Le Boucan », le plus populeux du quartier dit « Pont-vert » de Domayo, faisant 20 morts et plus de 60 blessés. Il s’agit de cabarets à bilbil [bière de mil]. Là, les brasseuses sont tupuri, mundang et giziga. Les clients chrétiens ou païens appartiennent en majorité à ces mêmes ethnies, qui fournissent un important contingent d’hommes de troupe et d’officiers du BIR et de la gendarmerie engagés dans la lutte contre Boko Haram. Dans une sorte de lecture ethnique, exercice spontané appliqué à leur quotidien, le message est évident pour les ressortissants de Maroua.
- D’avril à juin 2015, juste avant la saison des pluies, l’armée tchadienne débarrasse de Boko Haram les villes du nord du Nigeria depuis Damasak, près de Diffa [sud-est du Niger], jusqu’à celles du nord de l’état de Borno, en particulier Dikwa, où s’était un temps retranché le porte-parole de Boko Haram, Abubakar Ash Shekawi. L’armée tchadienne donne des coups de butoir qui « libèrent » des bourgades avant de se repositionner sur la frontière. Elle n’occupe pas le terrain. La coopération avec l’armée nigériane laissant à désirer, elle doit revenir sur les mêmes objectifs pour en chasser à nouveau Boko Haram. Ce fut le cas à Dikwa et à Kukawa, anciennes capitales du Bornou. Il faut reconnaître que si Boko Haram « conduit des interventions dénuées de stratégies compréhensibles », les contre-attaques de l’armée tchadienne - comme celles du BIR sur la frontière camerounaise - apparaissent des plus brouillonnes et assurément trop tardives.
La saison des pluies, commencée cette année seulement fin juillet, apporte un élément nouveau à la lutte contre Boko Haram.
Comme par le passé, et même lors de la haute époque coloniale de la conquête, les opérations militaires sont suspendues durant « l’hivernage », mot désuet désignant la saison des pluies, hérité justement du vocabulaire militaire colonial.
Camions et 4 x 4 ne passent plus et même les motos de Boko Haram rencontrent des difficultés pour emprunter les basses terres, immensités de sols argileux gorgés d’eau du Firki au Bornou jusqu’aux karals du nord du Cameroun. C’est, en effet, une particularité édaphique de ces régions transfrontalières que ces étendues vouées à la seule culture de sorghos repiqués.
Si la « trêve de l’hivernage » touche les armées conventionnelles, Boko Haram, au vu de la continuité de ses incursions, semble l’ignorer.
A la frontière du Nigeria au sud de Waza, dans la région dite du waaloje [les marécages en langue peule], les attaques de Boko Haram vont même redoubler, comme le 5 août contre le village dissident de Tchakaramari, avec sept morts et 135 personnes enlevées. Sur la frontière, les enlèvements de masse se poursuivent. A noter que le Cameroun est privé de droit de poursuite.
Plus à l’est, dans l’état de Yobe, le 13 août, le village de Kukuwa Gari est encerclé par Boko Haram. Le petit mayo voisin, alors en crue, emporte une partie de la population qui cherche à fuir. On avance le nombre de 150 morts.
Toujours en pleine saison des pluies, dans la région des plaines à vertisols du Bornou, des groupes de Boko Haram ayant troqué leurs motos, inutilisables, contre des chevaux, encerclent des villages dissidents en tirant, semant la confusion parmi la population, comme à Baamu le vendredi 28 août. Les responsables, souvent religieux, ici l’imam et son fils, sont abattus avec 56 personnes. Les jours suivants ce sont quatre exécutions dans le village voisin de Karnuwa et sept dans la mosquée même du village arabe de Am Bagda.
Un éleveur au bord du lac Tchad. | AFP
Les attaques de Boko Haram à cheval se multipliant, les autorités militaires nigérianes interdisent le 8 septembre l’usage des chevaux dans l’état de Borno, réclamant pour cela l’appui des chefs traditionnels. Désormais, on pourra tirer à vue sur des cavaliers – qui ne pourront être que des djihadistes. Pour les militaires, l’adoption de chevaux par des groupes Boko Haram traduirait leur difficulté à s’approvisionner en carburant et en motos et partant signerait la fin prochaine de leurs nuisances.
La même obsession sécuritaire qui touchait les motos inclut maintenant les chevaux. Tout ce qui ne circule pas en taxi-brousse, camion et encore souvent en convoi protégé, est suspect. Entre Nigeria et nord du Cameroun, on ne compte plus le nombre de méprises tragiques de gens abattus sur leur moto alors qu’ils se rendaient sur des champs éloignés. En portant un sac de riz, on peut se voir accusé d’aller ravitailler une faction Boko Haram en brousse. Depuis plus de deux ans, cette paranoïa paralyse économiquement des régions entières.
Le Nigeria face à Boko Haram
En avril 2015 au Nigeria, Muhammadu Buhari, un Peul-Haoussa originaire du nord, de l’état de Katsina, et de surcroît ancien militaire au pouvoir entre 1983 et 1985, est élu président. A la difficulté de constituer un gouvernement s’ajoute celle de réformer l’armée après les limogeages intervenus le 13 juillet 2015 et de rendre opérationnels certains bataillons sous le commandement d’officiers non corrompus.
Le gouvernement du Nigeria a toujours été au fait de la situation dans le nord-est du pays. L’ancien président Goodluck Jonathan (2010-2015), en parlant de Boko Haram, précisait que ses « bases » étaient connues et pouvaient être éradiquées. Toutefois, l’outil de répression, devenu à ce point peu fiable, ne pouvait être engagé sur le terrain.
La rumeur voudrait que ce qui ne serait qu’un faux atermoiement de Muhammadu Buhari soit mis à profit pour négocier le ralliement de certaines « bases » Boko Haram par le biais d’oulémas, religieux dont l’origine ne serait pas que nigériane…
A chaque prise de parole, le président Buhari n’en continue pas moins à tancer Boko Haram, ce « ramassis d’abrutis égarés loin de l’islam », les menaçant d’extermination à moins qu’ils ne déposent les armes.
Il crée pour l’armée un centre opérationnel à Maiduguri alors que des éléments des forces nigérianes, soutenues par des milices sud-africaines, occupent des camps de Boko Haram identifiés de longue date.
La plupart avaient été désertés abandonnant leurs lots d’otages, qui furent ainsi « libérés » par « centaines », toujours dans la forêt de Sambisa (29-30 avril 2015), la même opération se répétant encore le 4 août. Ces actions participent ainsi de la propagande gouvernementale de reconquête.
Dessin de Christian Seignobos, 2015. | Christian Seignobos
Dans la phase actuelle de rétraction, la plupart de ces « bases », on en dénombrerait six faisant face à la frontière camerounaise, s’allègent en personnel, voire disparaissent.
Les combattants de Boko Haram, généralement des supplétifs, retournent à un état de dormance. Cachant leurs armes ils regagnent bourgs et villages, réintégrant leurs communautés respectives protectrices, ils redeviennent dès lors des gens ordinaires et inoffensifs. Les « permanents », bandes inéligibles à toute amnistie, plus professionnels, mieux équipés, se replient vers des zones reculées aisément défendables.
Cette situation nouvelle ne serait pas sans poser des problèmes au gouvernement nigérian engagé dans un processus de ralliement. Après la énième disparition d’Abubakar Shekau, que la rumeur dit « blessé à la jambe et au bras » et son remplacement par de quasi-inconnus comme Mahamat Daoud, on reste toujours dans l’incertitude quant à la chaîne de commandement du mouvement.
Dessin de Christian Seignobos, 2015, de militants de Boko Haram à bord d'une pirogue sur le lac Tchad. | Christian Seignobos
Plus que jamais se pose la question : qui sont les interlocuteurs Boko Haram ? Le gouverneur de l’état de Borno, Kashim Shettima, s’emploierait, non sans peine, à rechercher parmi les sectateurs de Boko Haram, « the moderate elements ». C’est aussi ce que laissait entendre le président Buhari de passage à Paris le 16 septembre.
Un salafisme de faubourg et de brousse
A aucun moment Boko Haram n’a abandonné son système de contrôle de l’espace réticulaire en réseau pour celui de type étatique en continu et hiérarchisé. Leur mobilité a toujours été mise en place sur le modèle des camps de coupeurs de route.
La force de Boko Haram relève d’un pouvoir religieux totalement déhiérarchisé dont les cellules, les « bases », de tailles variables, réagissent selon les mêmes stimuli entraînant les mêmes conséquences.
Les coulisses de Boko Haram sont vides, aucun leader politique, aucun groupe économique pour tirer les ficelles. Dépourvu de trafics rémunérateurs et d’aides financières extérieures, Boko Haram traduit ce manque de ressources dans la multiplication des pillages.
L’être humain redevient une richesse, ce qui explique les enlèvements de femmes et d’enfants. Les coupeurs de route transfrontaliers rendaient compte dès la décennie 1990 de formes de servages temporaires. Des otages entravés transportaient du matériel, assuraient des besognes de lavadères et de cuisiniers, de la même façon qu’aujourd’hui dans les bases de Boko Haram. L’otage est devenu la richesse de ces impécunieux jihadistes. S’ils lèvent la zakat [aumône islamique légale] encore sont-ils trop mal organisés pour la planifier et cela s’identifie plus à un racket.
Des gendarmes tchadiens examinent une moto détruite à N'Gouboua, dans les environs du lac Tchad, le 6 avril 2015. | AFP
Loin de vouloir verser dans le démographisme, force est de constater que le phénomène Boko Haram est redevable d’une démographie qui s’est emballée. Il s’agit de centaines de milliers de jeunes entre Niger, nord du Nigeria et Cameroun, de moins de quinze ans qui ne sont pas tout à fait des enfants des rues, mais qui ont échappé au contrôle de familles pléthoriques. Depuis quelques décennies, ces jeunes pour la plupart non scolarisés cherchent sur les marchés urbains des « travaux de manœuvrage ». Le soir, ils se répartissent dans des madrasas, indigentes écoles coraniques, où parfois ils trouvent à se nourrir. Projetés dans l’arène religieuse prosélyte et batailleuse, prêts à suivre tel ou tel prédicateur en vogue, ils sont attirés par les plus radicaux.
Les affidés de Boko Haram évoluent à la fois dans les circuits des mosquées et plus encore dans l’immense réseau des marchés, des gares routières et des pools d’agences de voyages par cars et taxi-brousse. Ils sont de tous les commerces, surtout semi-licites. Déjà en 2012-2013, on estimait qu’un tiers des contrebandiers à moto entre Nigeria et Cameroun étaient inféodés à Boko Haram.
Ils se recrutent également au sein de certains métiers, parfois majoritairement composés de nouveaux convertis : montagnards, bouchers, « chargeurs » de minibus, moto-taximen… Mosquées et marchés représentent le milieu naturel dans lequel prospère Boko Haram.
Comment dès lors vaincre cette conjuration des marchés et des mosquées, car il est tout aussi malaisé de contrôler les grands marchés que les petites mosquées.
Les gouvernements nigérian et camerounais cherchent à encadrer l’islam par le haut et à avoir la main sur les grandes mosquées du vendredi. Ils peuvent prétendre le faire à partir des chefs traditionnels qui nomment les imams, confiant cette charge à ceux qui officieront à leur place. C’est pour cette raison que Boko Haram livre une guerre sans merci à ce couple chef-imam asservi, selon eux, au pouvoir politique impie.
Que faire des mosquées de quartiers (juuliirde) ? Rien qu’à Maroua, on en compte près de 600. Le gouvernement camerounais cherche, sur l’exemple nigérian, à les fermer toutes. N’est-ce pas pousser les fidèles à créer des assemblées clandestines pour le coup totalement incontrôlables ?
Un enfant porte des vêtements lavés dans le lac Tchad, à Bol. | AFP
Nous ne pouvons développer ici la part populaire, voire faubourienne, de Boko Haram qui s’en prend à « l’establishment » religieux. Pourtant, la plupart des goni, aujourd’hui désignés comme oulémas (grands religieux) sont acquis au wahhabisme. Ils n’en manifestent pas moins leur hostilité à Boko Haram et à ses méthodes sanglantes.
Souvent issus de familles patriciennes, ils soutiennent l’action du shehu, le sultan du Bornou, et celle des Civilian Joint Task Force (les comités de vigilance du Cameroun) de la ville. Après juillet 2013, cette opposition urbaine rendra vaines les tentatives de Boko Haram pour investir Maiduguri. Cette dimension sociale de Boko Haram ne saurait non plus être occultée dans le nord du Cameroun.
Les Occidentaux sont-ils condamnés à l’incompréhension ?
La communication de Boko Haram, qui s’exprime par le biais d’imprécations convenues et cherche encore son chemin dans l’orbe du djihadisme mondialisé, apporte bien peu d’informations. La volonté de Boko Haram de créer un califat comme celle de s’affilier à Daech ne peut s’interpréter que comme une idéologie de rupture non plus d’avec le néocolonialisme, mais plus radicale, avec l’Occident.
Du côté des observateurs occidentaux, on ne se défait toujours pas d’une analyse moraliste et émotionnelle des événements liés à Boko Haram. Avec cette condescendance envers les sociétés africaines ici prétendument djihadistes, Boko Haram resterait un ennemi de seconde catégorie. Concernant ces furieux de l’islam, il ne s’agirait que de cruauté gratuite, au simple motif qu’ils sont monstrueux. L’indignation ferait office de réflexion. On se trouve en limite de notre propre grille d’analyse, condamnés à n’y rien comprendre et que Boko Haram soit populaire dans nombre de sociétés du circum tchadien dépasse l’entendement.
Le second écueil dans l’analyse sur Boko Haram est de persister à récuser le fait religieux. Les discours officiels locaux ont repris la rhétorique occidentale à propos de Boko Haram qui repose sur un seul argumentaire économique : la pauvreté des zones de départ et le désœuvrement des jeunes. Pourtant, il est d’innombrables régions tout aussi disgraciées et qui ne produisent pas d’insurrections armées revivalistes.
Un homme passe devant une maison détruite par les affrontements entre l'armée et Boko Haram, à Baga en avril 2013. | AFP
L’attirance pour Boko Haram viendrait de primes versées, voire de salaires, lors de leur engagement dans ses rangs. Il n’est que de relever les interviews d’officiers du BIR ou de la gendarmerie au Cameroun, qui restent, au mot près, les mêmes. Dans certains rapports, on leur fait dire ce que l’on espère entendre d’eux, y compris dans celui, par ailleurs de grande qualité, commandé par Mgr Samuel Kleda (Maroua, 5 février 2015) : « les enfants des pauvres n’ont plus besoin de présenter le concours au Cameroun. Le gouvernement camerounais nous refuse l’entrée de la fonction publique pour gagner 100 000 FCFA (150 euros) alors que Boko Haram, sans concours, nous propose 300 à 400 000 FCFA ».
Les « concours », la grande affaire du Cameroun post-indépendance, fait ici référence à un contentieux jamais apuré entre le nord et le sud du pays. Sous le président Ahidjo (1960-1982), on recrutait dans la fonction publique par concours à hauteur du BAC pour les sudistes, plus avancés dans la scolarisation, et du BEPC pour les gens du nord et cela a été supprimé, scandale de l’avoir fait pour les uns, de l’avoir abrogé pour les autres.
Argument spécieux : vous n’avez pas voulu aider le nord, la conséquence c’est le ralliement de sa jeunesse à la cause de Boko Haram. Cela participe d’une plus vaste controverse nord-sud au Cameroun intégrant aujourd’hui Boko Haram et qui mêle aux non-dits des récriminations ressassées depuis l’Indépendance.
Le sectateur Boko Haram est construit de l’extérieur et quand on le fait parler c’est un faux car, enfin, quelle motivation économique pour ces combattants de la foi qui tiennent la mort pour quantité négligeable ? A quand les biographies de ces djihadistes ?
Boko Haram s’est montré mauvais gestionnaire des espaces qu’il contrôle. Il y exerce son pouvoir dans le pillage et la destruction, celles des circuits commerciaux, de ponts, de pylônes téléphoniques. Il pratique même par endroits une politique de la terre brûlée. Bien exceptionnellement sur le lac, certains de ses affidés manifestent ces derniers temps des velléités de reprendre à leur compte le commerce de poisson ou celui du poivron sur les rives de la Yobe.
Le choix du lac Tchad par Boko Haram
Le lac Tchad, Babel africaine récente, milieu refuge et « zone de non-droit ». Ce lac, il faut en appréhender les caractères a minima pour comprendre les atouts qu’il représente pour Boko Haram. Le « grand lac », présent pour la dernière fois au milieu des années 1950 a fait place à un « moyen lac ».
Des enfants jouent dans les eaux du lac Tchad, près du village de Guite au nord de N'Djamena, le 30 mars 2015. | AFP
Les deux cuvettes nord et sud communicantes enregistrent des profondeurs maximales respectives de 5,3 mètres et de 2,7 mètres. On assiste, depuis 1973, à un fonctionnement « petit lac », constitué de plusieurs plans d’eau séparés par des hauts-fonds dont la Grande Barrière scindant les deux cuvettes. Les eaux libres (1 700 km2) font face à l’embouchure du Chari. Cette surface d’eaux libres prolongée de marécages, saisonniers ou permanents, déborde de toute part, alors qu’elle est rarement comptabilisée par les images satellitaires. Elle peut porter l’ensemble à 13 000 km2.
Toutefois si l’apport annuel du Chari s’abaisse à 15 km3, la cuvette nord cesse d’être alimentée, on parle alors de « petit lac sec ».
L’accélération de l’histoire sur les rives méridionales du lac depuis 1973. La grande sécheresse de 1973, puis sa réplique en 1984, amorcent la phase « petit lac » qui par la concentration des eaux libres et par l’importance de ses marnages provoque un afflux de plus en plus soutenu de populations de pêcheurs cultivateurs. Le lac séduit également les éleveurs qui modulent leur temps de transhumance en fonction des disponibilités saisonnières de ces herbages aquatiques.
En 1976, la population autour du lac comptait 0,7 million d’habitants et en 2013, 2,2 millions d’habitants, plus densément répartis au sud.
Ces populations venues de tout l’hinterland méridional du lac, rejointes par des groupes saisonniers de pêcheurs – certains de l’Afrique de l’Ouest -, d’éleveurs de la zone sahélienne voisine vont, à l’orée de la décennie 1980, mettre au point un système d’exploitation original basé sur la mobilité associée aux variations lacustres annuelles.
Depuis longtemps, les grands commerçants qui furent à l’origine de l’exploitation des eaux libres, en construisant de grandes barques à moteur et en finançant les sennes de rivage et les sennes tournantes, avancent l’argent des campagnes de pêche. Ils arment les petits entrepreneurs de pêche familiaux et se livrent à l’usure, pratique dénoncée par la charia.
Le groupe identifié comme « Haoussa » se confond avec un modèle d’exploitation capitaliste, soit halieutique soit agricole vu comme porteur d’exclusion de l’accès à l’eau et à la terre. « Haoussa » désigne moins les descendants des anciens états Haoussa que ces commerçants et patrons de pêche issus des cités du nord et qui ont confisqué à leur profit le commerce des principales richesses du lac. Il s’applique aussi à des petits pêcheurs « Haoussaphones » qui, équipés d’engins individuels, s’abattent par centaines sur un rivage du lac pour le piller. Il s’agit du même phénomène d’accaparement dénoncé par les autochtones.
On ne pouvait s’épargner ce développement des contextes historico-économiques récents pour comprendre l’irruption de Boko Haram dans cet espace lacustre.
La combinaison de cette accumulation démographique trop rapide qui sans vouloir la surdéterminer a montré qu’elle échappe à toute forme d’encadrement, la peur d’un accaparement des terres, une forme de « land grabbing » à terme, par les élites et la marginalisation économique des Bornouans comme des Yedina concourt à créer un puissant malaise de fond.
L’intrusion violente de Boko Haram sur le lac a pu ainsi apparaître sinon comme une solution du moins comme une opportunité pour récupérer des espaces de culture, des pâturages, des marchés ou, plus prosaïquement, éteindre une dette et profiter du désordre ambiant pour se livrer à des pillages. Une partie des communautés résidentes du lac appellent ainsi de leurs vœux Boko Haram. Cela va à l’encontre de l’antienne sur Boko Haram qui veut que la secte ne prospère que sur le terreau de la pauvreté et de l’ignorance. Le lac c’est l’abondance, une réussite économique insolente de ce que l’on appelait récemment encore le « secteur informel » ou le « secteur intermédiaire ».
Boko Haram : info et intox
Durée : 05:12
Le message de Baga Kawa de janvier 2015 et ses conséquences
L’attaque violente de Baga Kawa par Boko Haram a surpris. Baga Kawa et seize villages de cultivateurs-pêcheurs ont été brûlés et les médias occidentaux ont passé en boucle les photos satellitaires.
On parle de 2 000 victimes mais ce chiffre donné tout à trac ne repose sur aucun décompte. Construit sur une presqu’île, Baga Kawa fut le grand port et les « chantiers navals » du Bornou lacustre.
Immense souk d’échoppes et d’habitations mêlées, il était entièrement voué au commerce du poisson sec et du banda (poisson fumé), au transit du natron venu du Kanem et regorgeait de produits manufacturés les plus divers.
Fondé par des Kanembu et des Kanuri, il était devenu au cours de ces deux dernières décennies une bourgade Haoussa, alors que les Haoussa représentaient moins de 5 % de la population de ces rivages en 1976. Ils ont acquis le monopole du commerce de banda, du bois et celui du natron, détournant une partie des circuits commerciaux de Maiduguri vers Kano. Les villages voisins s’étaient quasi tous peuplés de pêcheurs Haoussaphones.
L’attaque de Baga Kawa, n’était-elle pas le soulèvement attendu des ayants droit pour reprendre leur lac par Boko Haram interposé ?
Cette action militaire de Boko Haram avait été ainsi précédée d’une campagne contre les commerçants usuriers « Haoussa », rançonnés, enlevés, voire abattus. Ce qui valut à Boko Haram la reconnaissance des communautés de pêcheurs.
Ce qui a poussé le président du Tchad, Idriss Déby, à agir ce même mois de janvier, ce n’est pas seulement dégager l’accès à N’Djamena via Maiduguri, ni répondre aux provocations de Boko Haram sur l’autre rive du Chari à Kousseri, non plus que l’inquiétant état de la communauté commerçante de N’Djamena gagnée au fondamentalisme, c’est la menace que Boko Haram fait peser sur le lac. On ne touche pas au lac, il est vital pour le Tchad, c’est son lac.
En termes de superficie, il relève pour plus de la moitié de la souveraineté tchadienne. Pour les autres Etats, il s’agit de leurs périphéries alors que pour N’Djamena le lac est à ses portes.
Le lac a toujours constitué un refuge pour les opposants de N’Djamena, des éléments restés fidèles à Hissène Habré en 1990-1994 comme d’autres incontrôlés de l’armée tchadienne qui tiennent aujourd’hui encore des îles (Birni Goni, Bachaka, Kaswa Mariya, Nimeri) au nord de Darak, se livrant à quelques trafics et monnayant à certains groupes de pêcheurs leur protection contre des concurrents.
Mais comment les combattants de Boko Haram peuvent-ils circuler sans complicité parmi des milliers d’archipels et d’îles et le « labyrinthe » des végétations palustres ?
Les Buduma-Yedina ont été immédiatement suspectés. Entre Baga Kawa et Wulgo ils auraient, aux côtés de Boko Haram, pillé les « flottes » des entrepreneurs de pêche « Haoussa » (janvier, février 2015).
Les pirogues appelées « hors-bord » de 12 à 17 mètres, construites avec des planches, des contreplaqués, renforcés d’éléments de tuyaux en PVC, sont appareillées de moteurs de 25 à 40 chevaux. Boko Haram en équiperait certaines sur le modèle des anciennes baleinières du lac, avec des tonnelles végétales qui protègent de la réverbération des eaux et surtout empêcheraient d’être repérées du ciel. Elles peuvent transporter jusqu’à une centaine de passagers et une à deux dizaines de motos.
Un pêcheur sur le lac Tchad, non loin de Bol, en 2010. | AFP
Sur le lac, une moto continue à être l’arme de Boko Haram. Avec elle, la violence n’arrive plus seulement de la route. Les gens sont piégés à partir de la brousse. Les grandes pirogues peuvent lâcher des commandos de motards. Certaines barques amirales sont accompagnées de flottilles d’embarcations de moins de huit mètres de longueur. Les motos, ici encore plus souples que les taxis-brousses, s’articulent aux pirogues à partir d’embarcadères des plus sommaires.
Comment et quand s’est réalisée la jonction Yedina-Boko Haram reste à préciser. Boko Haram connut vers 2002-2003, comme souvent chez les groupes fondamentalistes, une période de « retour à la terre » encadré d’oulémas à l’époque de leur leader Mohammed Yussuf, dans quelques « fermes » de la région de Diffa, « the Kanamma episode » des chroniqueurs anglophones.
Ainsi Boko Haram aurait pu garder des appuis auprès des populations locales depuis cette époque. Toutefois le curieux attelage qu’ils forment avec certains Yedina intrigue.
Aucun des royaumes du circum tchadien, ni le Kanem, ni les états bulala, ni le Bornou et encore moins le Baguirmi ne réussirent à venir à bout des incessantes incursions conduites par les Yedina sur les rives du lac grâce à leurs flottilles de kadey. Alors que le premier royaume musulman d’Afrique subsaharienne prenait naissance au Kanem au Xe siècle et affirmait sa foi au cours du XIIe, les Yedina tout proches dans leur domaine inexpugnable de roselières n’adoptaient que récemment (début du XXe siècle) un islam jugé encore peu convaincant par leurs voisins.
Nous restons par ailleurs mal renseignés sur les clans qui, au sein des grandes fractions yedina se sont associés, voire ont porté allégeance, à Boko Haram.
Parmi les grandes fractions, les Guriya, les plus nombreux (35 %) présents surtout dans le canton de Bol et la plus aristocrate, les May Bulwa (25 %) centrée sur Kiskra et Nguigmi Est seraient plus réservées face à Boko Haram. Alors que les grands rivaux des Guriya, les Majigojiya (20 %) qui peuplent les archipels nord et plus encore les Bujiya (20 %) répartis entre Bosso et les îles du Nigeria se montreraient plus perméables à la propagande de Boko Haram.
Toutefois la dispersion des différentes composantes claniques de cette population de 75 à 80 000 personnes rend bien incertaines ces supputations reposant essentiellement sur la déambulation des bandes Boko Haram et leurs actions à travers îles et archipels. Les interventions se déroulent à l’ouest d’une ligne allant de Bol à l’embouchure de l’El Beïd à Wulgo.
Rarement l’organisation politico-militaire de Boko Haram ne s’est révélée aussi opaque et ses stratégies aussi improbables que dans ses équipées sur le lac. Ainsi lorsque Boko Haram attaque le village tchadien de Ngouboua, peuplé de trois à quatre mille habitants, (le 8 juillet 2015) près de la Grande Barrière et brûle tout, boutiques comprises, dans quel but le fait-il ?
Le commandement est issu de quelles « bases » de l’intérieur des terres ?
Il semble émietté, leurs lawan, parfois désignés sous le terme d’émirs, mélange de discoureurs religieux et d’entrepreneurs de guerres se laissent entraîner par des alliés de circonstances dans des campagnes de basses pilleries.
Les Yedina, qui possèdent la science du lac, en hébergeant et cornaquant les groupes Boko Haram, reviendraient-ils à leur ancien « genre de vie » comme le formulaient encore les géographes dans les années 1950 ?
Jadis, ces sociétés insulaires étaient structurées autour de chefs de guerre, les kella, en constantes rivalités mais toujours prêts à s’allier pour s’adonner à la rapine et à la piraterie jusqu’à passer des accords pour se partager les rives du lac en territoires de razzia. Eu égard à ce passé et à leur côté néophytes dans l’islam les Yedina étaient-ils pour autant « prédisposés » à embrasser le salafisme violent de Boko Haram ?
Le lac redevient « vide » avec des populations qui ont recouvré leur mobilité d’antan à la fois comme agresseurs et comme razziés. La volonté d’imposer « leur islam » qui fonde et anime les combattants de Boko Haram, semblerait s’émousser.
Mieux, les détracteurs de Boko Haram voudraient voir dans la fréquentation des ressortissants du lac, méprisés au motif qu’ils pratiquent un islam approximatif, une contamination des combattants de la « secte » dont certains en oublieraient même le compendium Boko Haram. Est-ce pour autant une bifurcation stratégique de Boko Haram ?
Existe-t-il une stratégie globale de Boko Haram ? L’incompréhension de ses actions serait plutôt redevable à l’autonomie des groupes qui se revendiquent de la « secte » et conduisent chacun une politique locale tout en gardant le même modus operandi.
Dans la cuvette nord du lac, Boko Haram à la recherche d’un sanctuaire ?
A partir d’avril-mai 2015, Boko Haram semble vouloir s’implanter dans la cuvette nord du lac à cheval sur les frontières du Niger, du Tchad et du Nigeria. On peut supposer que les populations leur seraient ici plus favorables.
La région de Diffa est depuis longtemps réputée acquise à la cause de Boko Haram.
Le Niger pourrait aussi représenter le maillon faible des quatre états se partageant le lac et que, dans cet espace dominé par la transfrontalité, l’enfermement serait moindre, pariant que, comme par le passé, lesdits Etats riverains ne sauraient s’entendre pour les bouter hors du lac. Certains groupes de la secte enfin, craignant la réalisation de cette coalition promise et en quête d’un sursis, feraient le choix du lac.
L’intrusion de Boko Haram dans cette partie du lac a manifestement pris de court le gouvernement du Niger de Mahamadou Issoufou. Il a réagi précipitamment sous le coup de l’agression brutale de l’île de Karamga au nord de la latitude de Bosso, le 25 avril 2015, où 60 militaires ont été tués ainsi que de nombreux villageois mobeur.
Sur le lac, les conflits labélisés Boko Haram recoupent bien d’autres enjeux locaux.
Lorsque après 1984 l’eau s’est retirée de la cuvette nord jusqu’en 2000, la zone a été occupée par des éleveurs Peul et, dans certains points demeurés plus humides, par des cultivateurs mobeur. Les grands centres de commercialisation du poisson, Bourtoungo, Gadira et Karamga, se transforment en marchés à bétail.
Avec le retour des eaux les bulama (chefs de villages) yedina retrouvent leurs îles et leurs activités de pêche. Ils se rêvent en « canton buduma » ne dépendant plus de Bosso, enjoignant les Mobeur de regagner leurs terroirs des rives.
Le gouvernement a alors sommé la population de quitter les îles. Ce déplacement forcé, trop rapide (trois jours), mal préparé dans son déroulement comme dans l’accueil des familles déplacées, frise la catastrophe. Toutefois, l’attachement des Yedina à leur bétail parfaitement adapté aux riches pâturages des îles et non à ceux des rives arides a poussé nombre d’entre eux à rester, prenant le risque d’être accusés de complicité avec Boko Haram.
Des soldats de l'armée camerounaise patrouillent sur le lac Tchad, en mars 2013. | AFP
Le gouvernement du Niger tient pour assuré que Boko Haram veut faire de cette partie du lac son sanctuaire. Dans ces conditions les monts Mandara ne représenteraient plus qu’un sanctuaire secondaire à moins que l’un comme l’autre ne rendent compte de choix de « bases » Boko Haram exprimant des stratégies différentes ?
Devant l’offensive de Boko Haram sur le lac, le Tchad a, comme le Niger, cherché à rapatrier sa population sur les rives, toujours ces mêmes Yedina et quelques villages kanembu moins pour la protéger que pour empêcher qu’elle ne fraternise avec les islamistes.
L’administration tchadienne fait état de populations déplacées et, pour certaines îles, à 90 %, mais combien et lesquelles ?
Le gouvernement cherche à pratiquer une politique de la terre brûlée à l’encontre de Boko Haram. Il aligne un millier d’hommes (des forces de sécurité et de défense tchadiennes) pour « neutraliser les insurgés ». C’est une gageure.
Ce milieu végétal aquatique - avec ses Papyrus hauts de 4 mètres, ses forêts d’ambaj impénétrables et ses phragmitaies compactes aux racines et rhizomes enchevêtrés - n’a rien de commun avec les habituels théâtres des opérations de l’armée tchadienne.
Fin juillet, profitant de la fin de la décrue et avant le gros des pluies, une vaste opération de « ratissage » est déclenchée à partir du port de Baga Sola. Les combats se déroulent dans les îles entre Baga Sola et Bol, à Medi Kouta et dans la région de l’archipel d’Irbou-Titimiron-Kamgana. Ils demeurent confus, tantôt Boko Haram harcèle l’armée, dans les villages de Medi, Bla Rigi à l’ouest de Bol (25 juillet), tantôt c’est l’armée qui dit poursuivre des « colonnes de Boko Haram » en fuite (27 juillet).
Dans le même temps Boko Haram attaque les rivages méridionaux depuis les îles comme le faisaient encore au début du siècle passé les Yedina. Il cible la région de Baga Kawa réoccupée par une garnison et fond sur les villages « sécurisés ».
Des éléments de Boko Haram massacrent à l’arme blanche une dizaine de pêcheurs Haoussa (27 juillet) dans les villages de Bundaram, Fish Dam, Kwatar Mali qui avaient fui en janvier 2015 et étaient revenus se croyant sous la protection de l’armée. D’autres pêcheurs ont également cherché à revenir pour reprendre leur activité, la seule qu’ils connaissent d’un aussi bon rapport. Leur convoi de taxis-brousses parti de Monguno au sud du lac a été intercepté par Boko Haram entre le 4 et 5 août 2015 faisant une dizaine de morts et forçant les autres à rebrousser chemin. Il en ira de même pour des groupes de cultivateurs venus retirer des réserves et des biens comme à Dabar Wiya.
Peut-on revenir sur le lac sans l’autorisation de Boko Haram ? Pour les Etats riverains, le cauchemar d’une sanctuarisation de Boko Haram à cheval sur les deux cuvettes du lac est bien réel.
Le lac au sein d’une région dans l’expectative
Le lac peut-il devenir un théâtre militaire et subir une guerre à huis clos sillonné par des drones, avec ici et là d’incertaines batailles navales dans les herbiers et les papyrus ? Peut-on en 2016 soutenir un siège dans les marais du lac ?
Une guerre dépourvue de présence humanitaire avec des camps régulièrement repoussés vers les confins. Avec toujours ces camps construits sur les mêmes modèles de tentes avec les mêmes protocoles d’accès à l’eau, aux latrines, avec ses mêmes humanitaires appartenant déjà à une réalité d’hier, mais qui n’en continue pas moins, comme dans les camps du Niger (Gagamari, Sayam-Forage) ou ceux pour les Yedina, à Kabalewa et à Toumour, à faire dessiner les enfants pour expurger les traumas subis…
Il y a côté Tchad des camps dont certains quasi sur place, à Ngouboua, Allama ou plus en retrait Baga Sola, Kangalom… et amortissant le poids des déplacés ces mêmes villageois qui accueillent dans leurs concessions des réfugiés plus ou moins apparentés pour « ne pas les laisser sous l’arbre ».
Durant ces années d’insurrection armée, Boko Haram, composé majoritairement de Bornouans, a toujours voulu mener de front la conquête de sa zone d’extraction, le Bornou lato sensu tout en cherchant à étendre sa mouvance religieuse aux autres grandes communautés de l’islam voisines : les Haoussa et les Peuls.
Boko Haram semble néanmoins mieux réussir dans sa matrice historique, le Bornou.
Le second combat mené par Boko Haram porte sur le ralliement de leurs voisins à leur salafisme. On ne voit de ce combat que les violences déjà évoquées à l’encontre des opposants ou des traîtres, ce qui se traduit par les attentats dans les mosquées, dans les marchés. Ce n’est pas ici le moment de désimplifier les rapports entre Bornouans et Haoussa ou Bornouans et Peuls car, chez tous, le wahhabisme a fait la même irrémédiable percée.
Un vendeur de gas sillonne le lac Tchad à bord de sa pirogue. | AFP
On constate néanmoins qu’en dépit de nombreux partisans de Boko Haram dans leurs rangs, ils continuent à rester majoritairement sur la réserve. Ils ne sont prêts ni à suivre un leadership bornouan, ni à courir l’aventure de son califat. Pour Boko Haram, exporter son salafisme est crucial afin d’éviter l’isolement et se trouver assiégé dans son bastion, l’état de Borno, par une coalition des gouvernements régionaux ligués pour l’abattre.
Boko Haram se trouve pris dans une contradiction irréductible. Sa lutte au Bornou et plus particulièrement sur le lac, sous couvert d’autochtonie se fait au détriment d’autres communautés, en premier celle des « Haoussa ». Comment dès lors chasser les Haoussa du lac tout en cherchant à rallier leurs populeuses cités à la cause de Boko Haram ? Et lorsqu’on connaît le poids démographique et économique du bloc Haoussa dans le Nigeria on se prend à douter non de la victoire du salafisme mais de sa forme « bokoharamisée ».
Cette guerre engagée, Boko Haram ne peut la gagner, mais elle restera pour les vainqueurs sans cesse inachevée. Une guerre de religion demeure des plus inexpiables car, enfin, comment châtier au XXIe siècle ceux qui cherchent à n’obéir qu’à Dieu ?
Christian Seignobos est géographe et directeur de recherche émérite à l’IRD. Ce texte est publié dans sa version intégrale, sous le titre :"Boko Haram et le lac Tchad. Extension ou sanctuarisation ? », dans le numéro 255 de la revue Afrique contemporaine, intitulé : « Comprendre Boko Haram » (coordinateur Nicolas Courtin, rédacteur en chef adjoint).