Monde Festival : 18 000 personnes pour « changer le monde »
Monde Festival : 18 000 personnes pour « changer le monde »
Par Marion Van Renterghem (avec la rédaction du "Monde")
Du 25 au 27 septembre, la deuxième édition du Monde Festival a réuni une centaine d’intellectuels, créateurs, experts, responsables politiques... Invités à penser l’avenir, les participants ont donné des raisons d’espérer.
Lors du débat entre l'acteur, metteur en scène, écrivain et sociétaire de la Comédie Française Denis Podalydès, et le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier, mené par les journalistes du "Monde" Michel Guerrin et Brigitte Salino, le 27 septembre 2015, au théâtre des Bouffes du Nord, à Paris. | OLIVIER LABAN MATTEI/MYOP POUR "LE MONDE"
Une jeune femme s’est avancée vers la directrice de l’ENA, Nathalie Loiseau : « Je suis polytechnicienne, je viens d’un milieu modeste, je n’ai pas eu de femme modèle. Vous êtes une femme modèle. Je vous remercie pour les messages que vous diffusez. » C’était samedi 26 septembre, à la fin de l’un des nombreux débats organisés par Le Monde Festival à l’Opéra Bastille, au Palais Garnier, au Théâtre des Bouffes-du-Nord et au cinéma Gaumont Opéra, du vendredi 25 au dimanche 27 septembre et qui ont rassemblé 18 000 personnes. « Piketty président ! », avait lancé une auditrice une heure plus tôt, alors que le célèbre économiste était invité à converser sur un autre plateau.
S’il fallait trouver un fil rouge dans la grande diversité de ces débats, dont « Changer le monde » était le thème commun, ce serait la remise en question des hiérarchies et des autorités que permettent les nouveaux médias et la recherche persistante de modèles, d’intellectuels et d’experts hors du champ politique, plébiscités de plus en plus pour prendre la place de politiques frappés de discrédit. Participant à un entretien dimanche 27, le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, « social-libéral » revendiqué, briseur de tabous et poil à gratter de la gauche traditionnelle, l’a compris. Sa liberté de ton inquiète ses pairs, mais a séduit la salle du Monde Festival à qui il a carrément donné son adresse e-mail, « emmanuelmacron3@gmail.com », pour ceux qui voudraient lui faire part de projets d’entreprises.
Le ministre de l'économie, Emmanuel Macron, lors de la conversation animée par Arnaud Leparmentier lors du Monde Festival à l'Opera Garnier le dimanche 27 septembre. | CYRIL BITTON/FRENCH-POLITICS POUR "LE MONDE"
Symbole de ce changement fondamental, c’est un film choc d’Amos Gitaï sur l’assassinat du dernier grand homme politique qu’Israël ait connu, Itzhak Rabin, qui a inauguré le festival. Rabin, le dernier jour était présenté en exclusivité en avant-première, vendredi 25 septembre, devant une salle comble au cinéma Gaumont Opéra. Pour parler de ce 4 novembre 1995 où, sur la place des rois d’Israël à Tel-Aviv, le monde a changé, un débat a réuni après le film Amos Gitaï et l’historien et ancien ambassadeur Elie Barnavi. Tous deux ont dressé le même constat : depuis Rabin, qui négociait la paix avec les Palestiniens, le pays n’a connu aucun dirigeant d’envergure capable d’inspirer une ambition nationale à la hauteur des enjeux du pays – notamment la paix ; depuis Rabin, la politique et les politiques n’ont cessé d’être déconsidérés dans l’opinion.
A l’heure où, en Europe comme aux Etats-Unis, des partis ou des candidats protestataires ne cessent de gagner en influence, proférant volontiers simplismes, caricatures et autres énormités, MM. Barnavi et Gitaï ont lancé une mise en garde salutaire. Même en campagne électorale, il y a une limite à ce que l’on peut dire, une limite à l’exploitation des peurs collectives. Itzhak Rabin a beau avoir été assassiné par un homme seul, sans complot, il l’a été au beau milieu d’une campagne de haine entretenue, exploitée, exacerbée par l’opposition de droite nationaliste dirigée par celui à qui le crime a profité, son successeur Benyamin Nétanyahou.
La juriste Lila Charef, au centre, à l'issue du débat "Laïcité, religion et liberté d'expression". | JOSEPH GOBIN POUR "LE MONDE"
Au-delà d’un homme d’Etat, c’est une politique de paix qui est morte ce jour-là, et la soirée portait cette conclusion amère : l’assassin, plus que sa victime, a réussi à changer le monde. La suite du week-end était porteuse de plus d’optimisme. Le monde change, Le Monde change lui aussi et se diversifie, mais il ne renonce pas aux valeurs qu’il porte dans le contexte de cette idéologie en voie de domination qu’est le repli identitaire et nationaliste. « Des doutes existent aujourd’hui sur l’Union européenne, des choses sont mal engagées, mais une valeur fondatrice du Monde est de défendre cette construction européenne », a rappelé le directeur du journal, Jérôme Fenoglio, lors d’un débat sur Le Monde et la crise qui frappe la presse écrite. « On tend à faire croire que le problème est l’ouverture des frontières et que le repli serait la solution. Nous défendons le contraire et devons être l’endroit où la réflexion sur l’Europe et ses valeurs a lieu. »
Les 30 débats et 70 personnalités interrogées par des journalistes du Monde, tout comme l’exposition de cartographies du journal et les ateliers invitant à construire des maquettes d’habitats adaptés à un monde qui change, en étaient chacun à sa manière une illustration. Extraits
Samedi 10 heures, « Hollande se voit comme un Zidane de la politique »
A l’Opéra Bastille, l’amphithéâtre est plein pour écouter le chercheur en économie Thomas Piketty, l’une des nouvelles stars du paysage politico-intellectuel et bientôt chroniqueur au Monde. Conseiller du parti espagnol Podemos, il le fut pour François Hollande, s’apprête à l’être pour le Labour britannique et reste confiant dans le modèle européen, à condition d’y introduire plus de démocratie.
Mais en France, pourquoi les présidents n’appliquent-ils pas les politiques promises en campagne ? « Ce sont les méfaits du présidentialisme à la française, répond l’économiste. Tout repose sur une personne, et on lui demande trop. C’est comme au football : plein de gens veulent entrer sur le terrain, mais c’est Zidane qui marque. Hollande se voit comme un Zidane de la politique. Il est habitué à tout retourner et à faire la synthèse. Il confond la rhétorique et la réalité. C’est en partie un mystère pour moi. »
Le directeur du "Monde" Jérôme Fenoglio (de dos) avec Thomas Piketty, à l'Opéra Bastille, le 26 septembre 2015. | ROMAIN CHAMPALAUNE POUR "LE MONDE"
Dans la salle, une auditrice s’enflamme : « Pourquoi n’aidez-vous pas la France et l’Europe, vous qui êtes reconnu dans le monde ? » Piketty : « Avec les hommes politiques, je suis poli, donc je réponds, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse le plus, et je ne crois pas que ce soit le plus utile. » « Pourquoi ne vous présentez-vous pas ? », demande un autre homme. La star élude. « Je suis d’abord un chercheur en économie, tout le monde peut et doit s’engager. Il y a d’autres manières de s’engager que de manger des petits fours dans un ministère. » Applaudissements à tout rompre. « Piketty, président ! », lance une voix.
Samedi 11 h 30, « les épaules, les épaules… »
Voici donc Nathalie Loiseau, directrice de l’ENA et « femme modèle », entourée de femmes au pouvoir dont la maire de Paris, Anne Hidalgo, l’ambassadrice Sylvie Bermann, et un héros du Web français, Nicolas Gaume, pour ne pas faire sectaire. La nomination de Sylvie Bermann à Pékin avait suscité des réticences, raconte Nathalie Loiseau, alors au Quai d’Orsay. « Alors qu’elle parlait chinois et avait toutes les compétences requises, la question revenait sans cesse : “Est-ce qu’elle a les épaules ?” Au football américain, je vois bien, mais pour un ambassadeur, c’est une drôle de question. Les épaules, les épaules, ça revenait toujours. La raison a fini par l’emporter, mais ce concept d’épaules n’a jamais été utilisé pour des prédécesseurs, alors que certains n’avaient pas la carrure… » Margaret Thatcher elle-même l’avait remarqué : « Quand vous voulez qu’une chose soit dite, demandez-le à un homme. Quand vous voulez qu’elle soit faite, demandez-le à une femme. »
Dans l’après-midi, deux adversaires acharnés de l’obscurantisme constataient que l’avenir du monde arabe passera par les femmes : l’Américano-Egyptienne Mona Eltahawy et le journaliste et écrivain algérien Kamel Daoud, visé par une fatwa d’un mouvement salafiste.
Samedi 15 h 30, Jean-Paul Agon reste stoïque
Le philosophe André Comte-Sponville titille le PDG du groupe de luxe L’Oréal, Jean-Paul Agon, qui reste stoïque. Les entreprises étant désormais tenues à une responsabilité face aux nouvelles exigences sociales et environnementales, celui-ci a mis en place un programme à partir duquel il ambitionne de créer un laboratoire mondial de l’innovation sociale. L’auteur de Le capitalisme est-il moral ?, synthèse de conférences sur l’éthique de l’entreprise, ironise : « Une entreprise a des valeurs, mais elles sont rarement morales ! », « Relisez les évangiles : on n’y trouve pas le respect du client ! »
Dimanche 11 h 30, les irréconciliables
Il ne figurait pas au programme pour raisons de sécurité, il est entré sur la scène du studio de l’Opéra Bastille quelques minutes après les autres invités pour parler laïcité, religion et liberté d’expression. Il s’y connaît : c’est le dessinateur Riss, survivant de la tuerie du 7 janvier, successeur de Charb à la tête de Charlie Hebdo, visé à son tour par une fatwa. Le fanatisme religieux s’est élargi à une intolérance à l’égard de l’humour noir, dit-il, évoquant les menaces de mort reçues pour ses dessins du petit Aylan en septembre.
« Charlie Hebdo » : Riss comprend « l’envie de se protéger » de Luz et Pelloux
Durée : 02:32
L’école doit-elle être « cet endroit neutre où un gamin peut devenir autre chose que ce que ses parents lui ont donné », comme le souhaite Riss, ou au contraire« un lieu où l’enfant se défait de tout ce qu’il est pour devenir un élève », comme le décrit Pascal Balmand, secrétaire général de l’enseignement catholique ?
L’histoire de Sarah, cette collégienne renvoyée deux fois chez elle en avril parce que sa jupe était jugée trop longue, n’apaise pas le débat. Lila Charef, responsable du service juridique du collectif contre l’islamophobie en France, regrette que la laïcité« devienne une arme idéologique pour stigmatiser ». Voilée, elle suscite des réactions hostiles dans la salle.
Dimanche à 12 heures : « Tu as toujours raison sur tout ! »
Yanis Varoufakis et Daniel Cohn-Bendit à l'Opéra Bastille. Le 27 septembre 2015. | ROMAIN CHAMPALAUNE POUR L EMONDE
Entre Dany Cohn-Bendit et Yanis Varoufakis, on imaginait le match de boxe. La salle était pleine à craquer pour le débat le plus attendu du week-end, entre le fédéraliste européen, ancien député franco-allemand du Parlement de Strasbourg, et le rebelle grec, ancien ministre des finances exilé du gouvernement Tsipras après son opposition au plan d’austérité des dirigeants européens. Lui qui s’était allié au souverainiste Jean-Luc Mélenchon dans un texte commun s’est bizarrement révélé fédéraliste face à Daniel Cohn-Bendit, et en accord avec lui sur la nécessité de bâtir des Etats-Unis d’Europe et sur le déficit démocratique de l’Union européenne.
L'ancien ministre grec de l'économie, Yanis Varoufakis, dimanche 27 septembre à l'Opéra Bastille. | JOSEPH GOBIN POUR "LE MONDE"
En accord aussi sur l’infaisabilité du plan d’austérité, ils divergent sur la nécessité du compromis, soutenue par le Franco-Allemand, combattue par le Grec. Cohn-Bendit, agacé : « Je comprends pourquoi tu pouvais plus être ministre, tu as toujours raison sur tout ! » Le thème du débat était : « L’Europe a-t-elle tué la gauche ? » Mais à force d’être d’accord sur l’Europe, les intervenants en ont oublié la gauche.
Dimanche 14 heures, les projets fous d’Astro Teller
Astro Teller, responsable de Google X, à l'Opéra Bastille. Le 27 septembre 2015. | ROMAIN CHAMPALAUNE POUR "LE MONDE"
Changer le monde, c’est « faire disparaître de nombreux problèmes » : telle est la devise d’Astro Teller. Le responsable de Google X, le laboratoire de recherche du géant du Web, a expliqué le procédé menant aux moonshots, comme on appelle chez Google les « projets fous » : voitures sans conducteur, ballons devant fournir une connexion à Internet depuis les airs…
Astro Teller : « l’intelligence artificielle n’est pas une fin en soi »
Durée : 03:53
Images :
Olivier Clairouin et Jean-Guillaume Santi / Le Monde.fr
Astro Teller demande à ses équipes « un esprit irresponsable ». Il leur dit toujours : « Quelles que soient les difficultés d’un projet, vous ne pourrez pas les éviter. Mais vous aurez toujours une solution pour les résoudre, d’une manière ou d’une autre. Et pour choisir la meilleure voie, il faut prendre la solution où le potentiel d’apprentissage est plus important. » Pas de méthode unique, mais une conviction : l’esprit irresponsable pour projets fous « devrait s’appliquer à tous types d’entreprises, et dans les gouvernements ».
Dimanche 15 h 30, un peu de finesse dans un monde de brutes
Matthieu Ricard plaide pour le végétarisme au nom du « zoocide » et du « sophisme de l’indécence » : pourquoi faire souffrir si ce n’est pas nécessaire ? « La bienveillance, c’est comme le soleil, elle ne coûte pas plus chère à briller sur tout le monde. » Le moine relève que les psychopathes n’étant que 2 % dans le monde, on peut compter sur la bienveillance des autres. La salle est au paradis.
Matthieu Ricard : « Il faut étendre notre bienveillance aux animaux »
Durée : 03:22
Dimanche 17 heures, Angot rappe, Youssoupha écrit
L’écrivain Christine Angot et le rappeur Youssoupha se sont retrouvés à « scander le monde ». Youssoupha : « Le rap aime et respecte beaucoup la matière première qu’est la langue française. » Angot : « Quand on écrit, on doit dire le vrai, le monde, et on préfère faire ça plutôt que de le changer. » Angot, accusée de répéter la même chose dans ses livres. Youssoupha : « On chante notre sale rage depuis le commencement. »
Youssoupha : « Les rappeurs sont des amoureux de la langue »
Durée : 06:21
Images :
Jean-Guillaume Santi - Olivier Clairouin / Le Monde.fr