Si vous n’avez rien suivi au Tafta, le grand traité qui effraie
Si vous n’avez rien suivi au Tafta, le grand traité qui effraie
Par Maxime Vaudano
Le traité entre les Etats-Unis et l’Union européenne, dont les négociations patinent, entame un nouveau cycle de négociation dans une ambiance tendue.
Manifestation contre le traité transatlantique Tafta/TTIP, le 10 octobre 2015 à Berlin. | GREGOR FISCHER / AFP
Le projet d’accord de libre-échange transatlantique entre l’Europe et les Etats-Unis, désigné par les acronymes Tafta et TTIP, est à un tournant de son histoire. Les discussions, entamées il y a près de trois ans, sont enkystées par la conjonction d’une opposition grandissante de l’opinion publique européenne et de désaccords patents entre Bruxelles et Washington sur quelques uns des chapitres de négociation les plus fondamentaux.
- 1. De quoi s’agit-il ?
- 2. Pourquoi le traité transatlantique fait-il peur ?
- 3. Où en est-on ?
- 4. Le Tafta peut-il voir le jour ?
1. De quoi s’agit-il ?
Le Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP) est un projet de zone de libre-échange lancé début 2013 par Barack Obama et les dirigeants de l’Union européenne, José Manuel Barroso et Herman Von Rompuy, avec le soutien des 27 Etats-membres européens (qui sont maintenant 28).
L’objectif est de libéraliser au maximum le commerce entre les deux rives de l’Atlantique, en :
- réduisant les droits de douane ;
- réduisant les « barrières réglementaires », c’est-à-dire les différences de réglementations qui empêchent l’Europe et les Etats-Unis de s’échanger tous leurs produits et services, et qui génèrent des coûts supplémentaires ;
Deux exemples de barrières règlementaires
Aux Etats-Unis, les feux arrières d’une voiture doivent obligatoirement être couleur ambré, tandis qu’ils doivent être blancs en Europe – ce qui oblige les constructeurs à produire deux modèles différents selon le marché de destination. Tout le monde est à peu près d’accord pour dire qu’il serait plus judicieux d’harmoniser ces réglementations.
En Europe, beaucoup d’Etats refusent, au nom du principe de précaution, d’autoriser la culture d’organismes génétiquement modifiées (OGM), alors que les Américains sont beaucoup plus souples pour les mettre sur le marché, et les interdire a posteriori en cas de problème. Qui a raison ?
Le TTIP, surnommé Tafta (Transatlantic Free Trade agreement) par ses détracteurs, n’est pas sorti de nulle part : plusieurs instances de dialogue transatlantiques lui ont ouvert la voie depuis la fin de la Guerre froide ; mais surtout, il s’inscrit dans la course aux mégazones de libre-échange lancée au milieu des années 2000, quand les principales puissances ont pris acte de l’enlisement de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui a échoué à libéraliser le commerce mondial à cause d’intérêts trop divergents entre ses quelque 160 membres.
Ainsi, les Etats-Unis viennent de conclure un partenariat transpacifique avec 11 Etats du pourtour pacifique. La Chine négocie de son côté un Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP) avec l’Inde et 14 autres pays asiatiques, tandis que les 54 membres de l’Union africaine discutent depuis cette année d’une Continental Free Trade Area (CFTA). Le tout dans une logique de confrontation de grands blocs économiques régionaux.
2. Pourquoi le traité transatlantique fait-il peur ?
- Le poulet au chlore
La première vague des critiques contre le Tafta/TTIP, médiatisée à l’occasion des élections européennes de 2014, portait sur le risque de voir débouler sur le marché européen des poulets lavés au chlore, des bœufs nourris aux hormones et des OGM. De nombreux industriels américains aimeraient en effet voir ces produits, largement proscrits pour l’instant par la réglementation européenne, traverser l’Atlantique à la faveur de l’« harmonisation des réglementations » promise par le traité transatlantique. Mais ce sujet est si politiquement sensible que les dirigeants européens ont promis que cette « ligne rouge » ne serait pas franchie, et que les réglementations sanitaires européennes resteraient inchangées. Il faut pour l’instant les croire sur parole, car les négociations ne sont pas terminées, mais on les imagine mal renier leur engagement et l’assumer devant l’opinion publique le jour où l’accord sera rendu public.
- Les tribunaux d’arbitrage
Aujourd’hui, l’essentiel des critiques s’est reporté vers un chapitre précis du futur TTIP, consacré au règlement des différends. Créé dans les années 1950 et présent dans l’immense majorité des accords commerciaux, ce système, baptisé Investor-State Dispute Settlement (ISDS), instaure une justice parallèle pour appliquer le contenu de l’accord, avec des arbitres privés au lieu de juges publics.
Problème : à cause de la trop grande marge de manœuvre conférée à ces arbitres, et à de potentiels conflits d’intérêts, l’ISDS s’est transformée, au cours des dernières années, en arme à la disposition des multinationales pour attaquer les réglementations des Etats, sur la santé, l’environnement ou le social.
Sensible aux critiques, la Commission européenne a, sous l’impulsion franco-allemande, présenté à l’automne 2015 un ambitieux projet de réforme de l’ISDS. Si elle prend en compte la plupart des failles pointées par les experts, cette réforme n’a pas rassuré les sceptiques, qui s’opposent au principe même d’une justice parallèle unilatérale, où seules les entreprises peuvent attaquer les Etats, et pas l’inverse. Déjà intégré à l’accord Europe-Canada, cet ISDS « relooké » a été proposé aux Etats-Unis, qui n’y pour l’instant pas donné de suite favorable.
- La coopération réglementaire
Autre sujet moins visible, mais qui pourrait rapidement s’imposer à l’agenda : la question de la convergence réglementaire. Les négociateurs du Tafta/TTIP entendent en effet créer un Conseil de coopération réglementaire, chargé de faire vivre l’accord après sa signature en poursuivant l’effort d’harmonisation des réglementations de part et d’autre de l’Atlantique.
Pour ses détracteurs, il s’agit d’un cheval de Troie qui permettra à quelques technocrates de détruire les réglementations européennes et américaines derrière des portes closes, une fois que le traité sera signé et que l’opinion publique regardera ailleurs. Tous les sujets sensibles, comme le poulet au chlore et les OGM, pourraient ainsi être évacués du corps du traité transatlantique pour revenir quelques années plus tard par cette porte dérobée.
A l’inverse, les négociateurs assurent qu’il s’agira simplement d’une instance consultative, chargée de faire dialoguer Américains et Européens en amont de chaque nouvelle grande réglementation, afin de limiter au maximum les risques de divergence.
S’il est acquis que ce Conseil n’aura aucun pouvoir législatif et ne pourra se substituer aux Parlements, une instance consultative est tout de même susceptible d’avoir une influence considérable. En retardant les procédures, en maîtrisant l’information et en faisant intervenir au moment adéquat les bons lobbys, il pourrait être tenté de saborder les tentatives de réglementation ambitieuses. Mais seul le texte final du traité nous permettra de nous faire une idée.
- Les services publics
Le TTIP se place dans la droite ligne de la politique libérale menée par la Commission européenne depuis plusieurs décennies, hostile aux monopoles publics et favorable à la libre concurrence dans le maximum de secteurs. C’est pourquoi les anti-Tafta craignent qu’il détruise les services publics européens en démembrant tous les monopoles publics.
La Commission européenne tente de les rassurer en promettant d’exclure les services publics du champ de la libéralisation… sans définir clairement ce qu’elle entend par « service public ». De nombreux accords similaires au traité transatlantique ont en effet tendance à « saucissonner » les services publics, en protégeant les services de santé… tout en ouvrant les services dentaires, d’accouchement ou d’infirmerie à la concurrence.
Or, si auparavant l’Europe détaillait très exhaustivement les secteurs qu’elle acceptait de libéraliser sur une « liste positive », elle a adopté depuis un an le principe américain de « liste négative ». Cette différence technique est potentiellement lourde de conséquences, car si l’Europe « oublie » (volontairement ou non) de souligner un secteur à protéger (comme l’éducation primaire, par exemple), il tombera automatiquement dans le champ de la libre concurrence… et rien ne permettra de revenir en arrière.
- Des effets économiques difficiles à anticiper
La principale étude économique brandie par la Commission européenne pour vanter les effets potentiels du traité transatlantique prédit un gain pour l’économie européenne de 119 milliards d’euros… d’ici 2027. Un impact très modeste, si on le ramène à un rythme annuel.
Sans compter que ladite étude, financée par la Commission, a été largement critiquée pour ne prendre en compte que les effets bénéfiques du futur traité, sans se préoccuper des destructions de valeur. Dénonçant des « hypothèses irréalistes » et des méthodes « inadéquates », un chercheur italien prédit dans une autre étude un recul du PIB, des exportations et de l’emploi en Europe.
La réalité est que les effets varieront largement selon les secteurs. Les services européens pourraient largement bénéficier de l’ouverture des marchés publics américains ; à l’inverse, les agriculteurs européens pourraient être frappés de plein fouet par la concurrence de l’agriculture industrielle américaine, bien moins chère, avec l’augmentation probable des quotas d’importation.
3. Où en est-on ?
Douze cycles de négociations ont déjà eu lieu entre la Commission européenne et le département du commerce américain depuis le lancement officiel des discussions, à l’été 2013 – le treizième a débuté à Hanovre le 25 avril. D’après ce qui filtre de ces rencontres à huis clos entre fonctionnaires, peu de chapitres de l’accord ont réellement avancé, en raison de blocages politiques persistants sur les principaux dossiers. Initialement programmée pour la fin 2015, la conclusion des négociations n’aura pas lieu avant au moins 2017.
En parallèle, les lignes ont beaucoup bougé au niveau politique.
Sous la pression d’une opinion publique toujours plus sceptique (une pétition anti-TTIP a rassemblé plus de trois millions de signatures), la nouvelle Commission européenne de Jean-Claude Juncker, installée fin 2014, a adopté un discours plus accommodant avec les anti-Tafta, promettant notamment davantage de transparence dans les discussions. Si de nombreux documents sont désormais disponibles en ligne, y compris le mandat de négociation, les vrais textes de concertation restent largement secrets, réservés à quelques eurodéputés triés sur le volet et aux chancelleries européennes. La commissaire au commerce Cecilia Malmström a même durci les règles d’accès à ces dossiers sensibles, en cantonnant leur consultation à des salles de lecture ultra-sécurisées pour limiter le risque de fuites.
En France, le gouvernement a également considérablement changé de discours. Secrétaire d’Etat au commerce extérieur depuis l’automne 2014, Matthias Fekl a récemment menacé de stopper les négociations si la Commission européenne ne répondait pas à ses exigences. S’il reste favorable au TTIP, le gouvernement français prévient qu’il ne le signera que sous certaines conditions – et notamment une réforme radicale des tribunaux d’arbitrage et une protection des indications géographiques.
4. Le Tafta peut-il voir le jour ?
Une issue positive dépendra de la capacité des Etats-Unis et de l’Union européenne à s’entendre sur les sujets les plus sensibles. Washington refuse par exemple pour l’instant d’ouvrir ses marchés publics (aujourd’hui largement réservés aux entreprises américaines) ou de réformer les tribunaux d’arbitrage ISDS, tandis que Bruxelles reste inflexible sur la régulation de son secteur financier et sur la protection de ses indications géographiques protégées (comme les appellations Champagne ou Normandie).
Même si un accord est conclu, il devra encore passer plusieurs étapes de validation.
Côté européen, il devra être ratifié par :
- les 28 gouvernements européens (or, le gouvernement d’Alexis Tspiras en Grèce a prévenu qu’il ne « ratifierait jamais l’accord ») ;
- le Parlement européen, où, outre les groupes clairement anti-Tafta (la gauche radicale, les écologistes et l’extrême-droite), de nombreux élus restent dubitatifs face au tour pris par les négociations (chez les sociaux-démocrates, mais aussi au centre et à droite). Or, le Parlement européen a montré en 2012 qu’il n’était pas une simple chambre d’enregistrement en rejetant le traité anti-contrefaçon ACTA à l’issue d’une intense campagne de la société civile ;
- les Vingt-Huit Etats européens, qui peuvent le faire par un référendum ou un vote du Parlement.
La ratification prochaine de l’accord CETA entre l’Europe et le Canada – petit cousin du traité transatlantique, conclu en 2014 et amendé en 2016, qui nourrit les mêmes critiques –, devrait faire office à cet égard de répétition générale à l’automne prochain, nous éclairant sur la réalité des rapports de force en Europe.
Côté américain, la ratification du TTIP risque aussi de ne pas passer comme une lettre à la poste. Si Barack Obama a obtenu l’été dernier une victoire en faisant passer au Congrès une loi facilitant la ratification de tels accords, il ne sera probablement plus à la Maison Blanche quand le traité transatlantique sera conclu.
Or, son (sa) successeur(e) sera sans doute moins allant(e) que lui. La campagne présidentielle américaine a en effet polarisé l’opinion et les principaux candidats contre les dangers supposés du libre-échange, dans ses avatars anciens (l’Alena en 1994 entre Etats-Unis, Mexique et Canada), actuels (le traité transpacifique, conclu en février 2016) et futurs (le Tafta/TTIP).