Surpêche : à la poursuite des thoniers de l’océan Indien
Surpêche : à la poursuite des thoniers de l’océan Indien
Par Martine Valo (Canal du Mozambique)
« Le Monde » suit, à bord de l’Esperanza, la campagne de Greenpeace, destinée à renseigner et dénoncer la surpêche des thons tropicaux.
L'Esperenza, le navire de Greenpeace, en campagne contre la surexploitation des thons tropicaux dans l'océan Indien. | Will Rose/Greenpeace / Will Rose/Greenpeace
Depuis le 15 avril, Le Monde suit, à bord de l’Esperanza, la campagne de Greenpeace destinée à renseigner et dénoncer la surpêche des thons tropicaux, aggravée par la technique des dispositifs de concentration de poissons (DCP). Une méthode de pêche particulièrement dévastatrice. Durant six semaines, l’ONG va naviguer dans le canal du Mozambique, entre Madagascar et Mayotte, au sud des Seychelles, traquant les DCP.
Depuis six heures du matin, dimanche 17 avril, ils ont commencé à scruter l’horizon. Du pont supérieur de l’Esperanza, le bateau de Greenpeace, un ancien navire de lutte anti-incendie de la marine soviétique d’allure trapue, les équipiers se relaient, trois par trois, espérant être le premier à apercevoir un dispositif de concentration de poisson (DCP), un engin de pêche redoutable. L’objectif de cette campagne de l’ONG – la première du genre –, est de dénoncer la surpêche des thons tropicaux, ceux dont la chair garnit les boîtes de conserve et les pâtes à tartiner anglaises.
Combien de temps peut-on fixer la mer à travers une impressionnante lunette binoculaire pointée droit devant, sous un soleil écrasant, sans être saisi par le mal de mer ? Il faut le tester, en ce premier jour d’une expédition qui doit durer six semaines, car ce sont précisément ces petits radeaux d’aspect insignifiant mais redoutablement efficaces pour capturer des thons, qu’ils vont traquer dans le Canal du Mozambique, entre Madagascar et Mayotte, au sud des Seychelles.
Sur le pont supérieur de l'"Esperenza", à la jumelle ou avec une paire de lunettes binoculaires, l'équipe de Greenpeace se relaie pour traquer les DCP, ces engins de pêche qu'utilisent les thoniers. | Will Rose/Greenpeace / Will Rose/Greenpeace
Il y aurait 15 000 de ces engins de pêche déployés en permanence dans cette zone du sud-ouest de l’océan Indien. L’équipe de Greenpeace a bien l’intention d’en trouver quelques-uns. Et de les ramasser. La veille, Franck Hewetson, le coordinateur des opérations a prévenu les 35 personnes à bord – soit une bonne quinzaine de nationalités différentes, dont pas mal d’Européens et de Sud-Africains – que tel était l’objet de cette expédition, et qu’il n’était nullement question d’intervenir pour gêner directement une opération de pêche en cours.
Hélicoptère, drones, caméra-robot sous-marine
« Pourquoi ? », s’enquiert une voix au fond du mess, la cantine du bateau, sur un ton vaguement déçu. « Parce que nous l’avons décidé ainsi », répond Franck Hewetson, avec l’autorité que lui confère son passé au sein de l’organisation militante. Lui qui était sur l’Arctic-Sunrise lorsque les Russes ont arraisonné cet autre navire de Greenpeace, a connu leur prison fin 2013. « Et parce que je sais par expérience à quel point les pêcheurs deviennent furieux si l’on touche à leurs filets. Il y en a pour des centaines de milliers d’euros ou plus là-dedans. Notre philosophie est non-violente », rappelle-t-il.
Avant d’atteindre la zone de pêche, chacun s’entraîne et vérifie son matériel. Il y a plusieurs zodiacs à bord, un hélicoptère, plusieurs drones, une caméra-robot sous-marine. Greenpeace veut pouvoir montrer au public et aux consommateurs comment est capturé le thon tropical. Les réunions se succèdent. Une téléconférence donnée par une juriste de Londres est suivie avec attention : elle détaille les peines encourues selon les juridictions pour vol d’engin de pêche. En droit français, la sanction pourrait atteindre 375 000 euros d’amende mais pas de prison, pronostique-t-elle.
Plateformes avec balises GPS
Pour chaparder des DCP, encore faut-il en trouver. Un marin africain qui embarque régulièrement sur les thoniers industriels français et espagnols, les deux principales flottes européennes à opérer dans les parages, a fourni discrètement des détails sur la façon de discerner à la surface de l’océan ces petites plateformes lestées d’une traîne de cordage ou de filets entortillés, en se fiant notamment aux frégates qui planent au-dessus, toutes ailes déployées.
La nuit, les poissons ne quittent pas les abords du DCP qui semblent les aimanter. | Will Rose/Greenpeace / Will Rose/Greenpeace
La mission habituelle de ce marin ne consiste pas à repérer les DCP appartenant à son propre bateau de pêche puisque ceux-ci sont équipés d’une balise avec un système GPS pour les localiser sur l’ordinateur de bord, ainsi que d’un sondeur pour avoir une idée de la masse de poissons qui s’est accumulée en dessous. Non, le jeu pour les professionnels consiste à repérer les DCP d’un concurrent, de se servir en poissons, et de ramasser la balise qui sera, selon l’usage, déposée au port plus tard. Il arrive aussi aux guetteurs de trouver des troncs d’arbres ou autres radeaux naturels sous lesquels se concentrent toutes sortes de poissons, des tortues et des requins aussi, ou, mieux encore, des gros thons albacore nageant librement dans l’océan.
François Chartier, chargé de mission océan pour Greenpeace en France, enquête depuis 2012 dans cette partie du monde sur la façon de procéder des grands thoniers de plus de cent mètres de long. L’action en cours est l’aboutissement de ce travail. « Collecter les DCP, ça va agacer les professionnels. C’est clairement une façon de faire pression sur les pays pêcheurs afin qu’ils adoptent des mesures de régulation, expose-t-il. Nous ne demandons pas d’arrêter la pêche au thon, mais on pourrait imaginer des fermetures provisoires dans des zones où se concentrent les juvéniles, en février-mars au large de la Somalie par exemple. »
Piètres conditions sociales
Des thons congelés. | Will Rose/Greenpeace / Will Rose/Greenpeace
Cette campagne est aussi l’occasion de mettre un coup de projecteur sur les conditions sociales qui ont cours dans cette industrie. La région a connu un boom économique à partir de 1984, avec l’arrivée des thoniers de plus de cent mètres de long en provenance de l’Atlantique est. L’ouest de l’océan Indien, qui apportait alors 5 % des prises mondiales de thon, en a fourni plus de 20 % vingt ans plus tard.
La pêche au thon dans l'océan Indien. | Le Monde
Les Seychelles en particulier sont devenues un centre stratégique avec une des plus importantes conserverie du monde. Elle appartient à Thaï Union, un géant de la filière qui produit un cinquième des boîtes de thon dans le monde. « Il y a très peu de règles dans cette pêche, ce n’est pas acceptable, reconnaît à Paris Amaury Dutreil, secrétaire général de Petit Navire, l’une des nombreuses marques que détient ce groupe thaïlandais. Les DCP ne sont pas la panacée, mais après tout, ils permettent de dépenser moins de kérosène et donc de réduire la pollution. »
Madagascar bénéficie moins que ses voisins des retombées économiques. Les marins s’y plaignent d’être systématiquement les plus mal payés. Ils embarquent pour 140 jours moyennant un salaire d’environ 200 euros, versé avec un mois et demi de retard, plus une prime de 0,98 euro par tonne de thons et ne reçoivent rien entre deux embarquements. Leurs conditions sont loin d’approcher celles des Européens. Des indemnités maladie qui n’arrivent pas après un accident du travail, les discriminations jusque dans la cuisine différente pour les Africains et pour les autres, voilà ce qu’ils racontent.
« On trouve de moins en moins de poissons »
Près du port de Diego Suarez, les deux frères Nono et Jean-Louis ont néanmoins construit chacun leur maison en dur grâce à leur travail sur des thoniers français. Eux s’inquiètent pour l’avenir. « Les DCP nous rendent le travail bien plus facile, assurent-ils en chœur. Les poissons sont toujours nombreux en dessous, mais on tue de plus en plus les petits, cela fait pitié. Les grands bateaux sont arrivés de l’ouest de l’Afrique parce qu’au bout de trente ans, ils n’avaient plus assez de thons à pêcher dans l’Atlantique. Cela fait trente ans maintenant qu’ils sont de ce côté-ci, alors c’est normal si on trouve de moins en moins de poissons. »
Avec ses infrastructures portuaires et ses conserveries, la pêche industrielle est devenue une ressource économique importante pour les Seychelles, mais aussi pour les îles voisines, comme ici à Diego Suarez, à Madagascar. | Will Rose/Greenpeace / Will Rose/Greenpeace
Sylvain, un autre marin, évoque de son côté le gaspillage de la ressource. « Lorsqu’il manque 10 tonnes pour remplir la dernière cuve, on remonte le filet de 90 tonnes et on en jette 80 », témoigne-t-il. Ana, elle, travaille à la conserverie de Diego. Elle sourit timidement, s’excuse de sentir le poisson et se plaint à son tour de son faible salaire, indispensable néanmoins pour faire vivre son fils qu’elle élève seule, comme beaucoup de femmes de Madagascar.
A midi, au premier jour de sa chasse aux DCP, l’équipe de Greenpeace en détecte un. Mais tandis que les militants se félicitent d’avoir trouvé ce radeau en bambou auquel est accrochée une balise et qui porte le nom d’un navire français, voilà qu’ils le perdent de vue dans l’immensité de l’océan. Il faudra cinq heures pour le retrouver et l’arrimer à l’Esperanza. A la nuit tombée, chacun peut contempler la myriade de dorades royales, petits barracudas, requins pointe blanche qui s’agglutinent à l’angle du DCP, formant comme une comète à la surface de l’eau.