Avec « Ma Loute », un vent de folie souffle sur Cannes
Avec « Ma Loute », un vent de folie souffle sur Cannes
Par Isabelle Regnier
Marmite mêlant mélo et burlesque, gore et polar, majesté des paysages et grotesque des personnages, le dernier film de Bruno Dumont est à la fois expérimental, cruel et fantaisiste.
La famille Van Peteghem sur la plage . | PRODUCTION
Qui aurait parié, il y a trois ans, que Bruno Dumont deviendrait l’auteur de l’un des films les plus déglingués de l’histoire de la compétition cannoise ? Le nom du cinéaste originaire du Nord était encore synonyme d’austérité, de formalisme grandiose, de matérialisme mystique. Il n’avait pas encore réalisé P’tit Quinquin, la série policière comique portée en triomphe, en 2014, à la Quinzaine des réalisateurs, et dont le succès phénoménal sur Arte lui conféra un statut d’auteur populaire. Cette commande télévisuelle fut pour lui une manière de régénérer son art.
Le vent décoiffant du P’tit Quinquin a fait sauter les coutures de son cinéma, exploser les dogmes qu’il s’imposait à lui-même, et Ma Loute vient aujourd’hui amplifier ce mouvement. Converti au numérique, Dumont se lance dans un film en costumes, importe dans son écosystème d’acteurs non professionnels du nord, un quartet de vedettes du cinéma français : Fabrice Luchini, Juliette Binoche, Valeria Bruni Tedeschi et Jean-Luc Vincent.
Perchés en haut d’une colline, dans une improbable demeure d’inspiration égyptienne au pied de laquelle s’étendent les bans de sable de la baie de la Slack, ils forment le clan des Van Peteghem, famille bourgeoise incestueuse, violemment dégénérée, qu’ils interprètent comme des pantins grotesques, engoncés dans des costumes qui crissent à chacun de leur mouvement et dans une gangue d’afféteries ridicules – il faut voir Luchini chantonner d’une voix suraiguë, le sourire crispé, entortillé sur lui-même : « c’est l’heure de l’apéri, c’est l’heure de l’apéri, c’est l’heure de l’apéritif ! ». Les Van Peteghem se partagent le territoire de la baie avec des pêcheurs, qui les trimbalent sur le dos contre quelque menue monnaie quand l’envie leur prend de franchir le gué, sans se douter un instant que ces braves gens dont ils ne cessent de louer la simplicité pittoresque dissimulent des penchants cannibales.
Des acteurs sur un pied d’égalité
Si Dumont parvient à faire tenir cet attelage foutraque en un seul morceau, c’est parce qu’il met tous ses acteurs sur un pied d’égalité, qu’ils soient professionnels ou amateurs, les filmant chacun pour ce qu’ils sont, à la fois chair et idée. Juliette Binoche a beau jouer Aude van Peteghem, une diva des années 1900 tout en exubérance et en frous-frous, la caméra la filme sans fard, parfois cruellement, et ramène ainsi sans cesse son identité d’actrice au premier plan. Dans son rôle de patriarche dont l’épaisseur des rouflaquettes n’a d’égale que l’incommensurable fatuité, Luchini reste Luchini. Et si l’on passe le film à se pincer devant cette performance qui le réinvente littéralement, c’est justement parce qu’au même titre que les non professionnels, le vrai personnage, c’est lui.
On pourrait voir Ma Loute comme un commentaire mordant sur le milieu consanguin et bourgeois du cinéma français, et on n’aurait pas tort. Mais ce film écartelé entre deux mouvements contraires de chute et de lévitation, dont la mise en scène travaille à tous les étages un principe d’oxymore, ne peut se réduire au tableau, figé et désespérant, d’un monde divisé en deux classes aussi irrécupérables l’une que l’autre. Un merveilleux personnage, radieux et indocile, bloc de désir et de révolte bruts (qui va au gré de son humeur, déguisé en fille ou en garçon), injecte dans ce petit théâtre un trouble tourbillonnant qui fait vaciller les sens, les certitudes, et l’ordonnancement des choses. C’est Billie, grande révélation de ce début de festival, dont l’interprète perpétue le mystère en se faisant appeler simplement Raph.
Roméo et Juliette sur la côte d’Opale
Fille, ou fils d’Aude van Peterghem – l’affaire reste longtemps ouverte à l’interprétation –, Billie rencontre Ma Loute Brufort, fils de la famille de passeurs cannibale, et c’est l’amour fou. Roméo et Juliette sur la côte d’Opale. Dumont les dépeint comme des anges touchés par la grâce, accompagne leurs élans amoureux d’embardées symphoniques exaltantes – encore une transgression à un de ses anciens dogmes. Tandis que leur idylle sème la panique chez les Van Peteghem, les Brufort capturent des bourgeois en goguette pour les passer à la casserole, et le duo de flics chargé de l’enquête, mélange lunaire des Dupont et Dupond, de Laurel et Hardy, de Van der Weyden et Carpentier dant P’tit Quinquin, laisse pourrir la situation pour mieux fosciliser l’ordre social…
Dans cette grosse marmite où le mélo le dispute au burlesque, le gore au polar, la majesté des paysages au grotesque des personnages, la mécanique se grippe un peu parfois, mais comme pour tout protocole expérimental, cela fait partie du jeu. Le charme de cette cruelle fantaisie avec laquelle Bruno Dumont pose une fois de plus la question du Mal, n’en est que plus dissonant, et c’est tant mieux.