Le Festival de Cannes démarre, et tout le monde en profite : « Café Society », de Woody Allen, le film d’ouverture, sort mercredi dans toutes les salles de France. En attendant la suite (« Ma Loute », de Bruno Dumont, et « Money Monster », de Jodie Foster, dès jeudi 12 mai), un film d’animation japonais aux accents rivettiens, et un beau quadriptyque kazakh, centré sur la question du mal, méritent le détour.

AMOUR ET PERDITION DANS LE HOLLYWOOD D’AVANT-GUERRE : « Café Society », de Woody Allen

Café Society de Woody Allen - Bande-Annonce VOST
Durée : 01:54

Café Society procure une illusion exquise, celle d’avoir retrouvé la recette de l’alliage qui fit le charme irrésistible de Zelig ou de Radio Days. Aux sempiternels « Woody Allen, j’aimais mieux avant », on peut – presque – répondre : « Cette fois, c’est comme avant. » Les années 1930, le garçon juif new-yorkais et la gentille Californienne, la douceur d’un passé évanoui, les quiproquos de vaudeville et les accès d’angoisse métaphysique. Tout est là, harmonieux, fluide, porté par un ensemble d’interprètes délicieux auquel l’auteur s’est joint sous la forme d’une voix off, qui narre les tribulations de Bobby Dorfman entre le Bronx et Beverly Hills.

Woody Allen ne s’est pas pour autant glissé dans le smoking du vieux crooner qui monte sur scène pour chanter ses succès éternels. Café Society est le premier film que réalise l’auteur d’Annie Hall en sa neuvième décennie. C’est l’œuvre d’un vieil homme qui approche de près l’un de ses personnages favoris, la mort. Alors qu’il l’humiliait dans Guerre et amour avec l’arrogance d’un jeune homme qui croit avoir découvert les secrets de l’univers, il lui tient ici une conversation plus respectueuse. Et là où Midnight in Paris jouait avec l’illusion que le cours du temps pouvait s’inverser, Café Society, film lumineux et sensuel, est aussi une course vers l’abîme, zébrée d’éclairs de violence et de terreur, le plaisir et la peur unis par les liens indissolubles de la métaphysique selon Woody Allen. Thomas Sotinel

Film américain de Woody Allen. Avec Kristen Stewart, Jesse Eisenberg, Steve Carell (1 h 36).

ANIMATION JAPONAISE AUX ACCENTS RIVETTIENS : « Hana et Alice mènent l’enquête », de Shunji Iwai

Hana et Alice mènent l'enquête - Bande-annonce [VO HD 720P]
Durée : 01:03

Il serait dommage que le Festival de Cannes confisque toute l’attention que mérite ce beau film d’animation, première excursion dans le genre d’un cinéaste japonais par ailleurs chevronné, Shunji Iwai, né en 1963, et dont la carrière a débuté au début des années 1990. Son œuvre, chronique tendre et sensible des affres de l’adolescence, révélée par le succès de Love Letter en 1995, compte une dizaine de longs-métrages et de nombreux travaux pour la télévision ou le vidéoclip, mais reste méconnue en France, où aucun de ses films n’avait encore été distribué. Hana et Alice mènent l’enquête se présente comme le préquel (épisode précédent) d’un film tourné dix ans plus tôt, Hana and Alice (2004), l’histoire de deux lycéennes qui tombaient amoureuses du même garçon. Iwai fait revivre celles-ci, pour raconter cette fois leur rencontre.

A la suite du divorce de ses parents, Alice déménage en banlieue et fait son entrée dans une nouvelle classe. L’accueil des élèves est hostile, car l’arrivante prend la place d’un ancien élève prétendument décédé, et curieusement dénommé « Judas ». Derrière elle, un autre pupitre reste vide, celui de sa voisine de quartier, Hana, déscolarisée, qu’elle débauche bientôt pour enquêter sur le disparu. L’enquête fonctionne avant tout comme une exploration ludique des recoins citadins. Les magnifiques décors peints par l’animateur Horoshi Takiguchi combinent les couleurs chaudes et froides de l’environnement, dans un rendu flouté quasi impressionniste, poétisant ainsi la fonctionnalité anonyme des zones suburbaines. L’inexpérience intuitive avec laquelle les deux amies les traversent génère une drôlerie, une fantaisie, parfois un vague à l’âme, qui touchent au cœur. Mathieu Macheret

Film d’animation japonais de Shunji Iwai (1 h 40).

QUATRE GARÇONS, UNE PEINTURE ET LE MAL : « L’Ange blessé », d’Emir Baigazin

L'ANGE BLESSÉ Bande Annonce (2016)
Durée : 01:43

« Milieu des années 1990, au Kazakhstan. Après la chute de l’URSS, l’Etat, par mesure d’économie, a coupé l’électricité dans les maisons. » Ainsi s’ouvre L’Ange blessé, deuxième long-métrage du jeune Emir Baigazin, dont le précédent, Leçons d’harmonie, avait reçu en 2013, à la Berlinale, l’Ours d’argent pour la « meilleure contribution artistique ». Quatre saynètes introduisent les personnages autour desquels vont évoluer les parties de ce qu’il faut bien appeler un quadriptyque, tant la composition des plans, brute et sophistiquée, tout en surcadrages, tant l’harmonie triste des couleurs, tant le travail des clairs-obscurs à la bougie, évoquent la peinture baroque. Le titre du film, lui, est emprunté à celui d’une toile d’Hugo Simberg, peintre finlandais du XIXsiècle, dont le symbolisme magique essaimera à différents points du film.

Chacun des volets raconte un moment de bascule dans la vie d’un jeune adolescent, un événement qui le met en prise directe, pour la première fois, avec le mal. Entre eux, des rimes circulent, formant un courant de correspondances souterraines. On retrouve cette manière qu’avait déjà Emir Baigazin dans Leçons d’harmonie d’offrir une toile de fond sociopolitique à un problème métaphysique. Si ce film séduit toutefois plus que le précédent, c’est qu’il est moins univoque. En éclatant son propos autour de quatre trajectoires très différentes, le cinéaste démiurge crée des brèches dans sa forme archi-maîtrisée. Le ton paraît moins sentencieux, et l’œuvre plus accueillante, plus ouverte. Isabelle Regnier

Film kazakh. Avec Nurlybek Saktaganov, Madiyar Aripbay, Madiyar Nazarov, Omar Adilov, Anzara Barlykova (1 h 52).

UBU DANS UN PRÉTOIRE INDIEN : « Court », de Chaitanya Tamhane

Court (2015) - International Trailer [HD]
Durée : 02:32

Natif de Bombay, en Inde, et diplômé de littérature anglaise, Chaitanya Tamhane, qui n’a pas encore 30 ans, a déjà à son actif un long-métrage documentaire militant sur le plagiat dans le cinéma indien (Four Step Plan, 2006), une pièce de théâtre à succès (Grey Elephants in Denmark) et un court-métrage de fiction, Six Strands (2010), remarqué dans les festivals. Sachant cela, on n’en est pas pour autant préparé à la claque de ce premier long-métrage, Court, qu’il a écrit et réalisé, et qui lui a valu de nombreuses récompenses. Fiction enracinée dans le réel, Court raconte le procès – pour différents chefs d’accusation, tous aussi farfelus les uns que les autres – de Narayan Kamble, qui n’a d’autre tort que celui de chanter du folk contestataire.

Le personnage s’inspire d’un véritable chanteur du groupe radical anti-castes des années 1970, Dalit Panther, interprété par le chanteur et activiste Vira Sathidar. Chaitanya Tamhane a puisé l’inspiration à la source, en allant assister à des procès en première instance. Alors qu’il accompagne plus d’une fois les avocats et le juge hors de la salle d’audience pour les portraiturer en civil, dans leur quotidien banal, Chaitanya Tamhane reste paradoxalement plus à distance de son protagoniste Narayan Kamble. Cette différence lui confère un statut unique, iconique, au sein du film : il n’est pas un accusé, mais tous les accusés qui ont un jour osé parler contre le système, et plus haut que ce que leur caste les autorisait à faire. Noémie Luciani

Film indien de Chaitanya Tamhane. Avec Vira Sathidar, Vivek Gomber, Geetanjali Kulkarni (1 h 56).