Daragh Lynch à la guitare et Cormac Mac Diarmada, du groupe Lynched en concert à la Philharmonie de Paris, le 25 février 2017. | MAXIME GUTHFREUND

En programmant un « Week-end celtique » à forte coloration irlandaise les 25 et 26 février, soit trois semaines avant la Saint-Patrick, la Philharmonie de Paris a fait douter de son sens du timing. Mais le calendrier du Tournoi des six nations est tombé à point pour un échange culturel : pendant que le XV de France prenait la route de Dublin pour affronter samedi l’Irlande unifiée, des musiciens parcouraient le chemin inverse, de la verte Eirin vers le continent.

Chanteur et joueur d’uilleann pipe (cornemuse irlandaise), Ian Lynch ne s’est pas privé d’ironiser dans la grande salle Pierre-Boulez. Il a présenté ses excuses pour la victoire des joueurs du Trèfle, puis sa formation : « Nous sommes Lynched, de Dublin. » A l’évidence, il avait suivi le matchau moment où la salle de répétition accueillait un bal irlandais (reels et jigs au programme), résultat d’ateliers pour amateurs à la Cité de la musique, consacrés au fiddle – ce violon sur lequel on peut poser une bière, dit l’adage – et au bodhran, le tambour sur cadre dont l’ancestralité est douteuse. Et la prolifération établie lors de la renaissance celtique des années 1970.

Magistraux louvoiements d’archet

Depuis les succès des Chieftains et des Dubliners, l’engouement pour la musique irlandaise n’est jamais retombé. Sans doute parce que ce vivier traditionnel se prête à une multiplicité d’approches, mêlant relectures, exhumations et compositions. Issu du punk, Lynched a choisi de se faire l’écho de la rue, du pub, des petites gens. Après d’être longtemps produit dans les abreuvoirs de Temple Bar, à Dublin, et même dans les squats, ces « mécréants du folk » ont livré en 2014 un premier album, Cold Old Fire, qu’aurait adoré Joe Strummer, le défunt leader de The Clash. A commencer par la chanson-titre, un hymne pour les perdants de la récession de 2008. Harmonisés à quatre voix, ces chants vibrants de protestation et de combat font place à un humble instrumentarium, le pipe d’Ian Lynch, la guitare de son frère Daragh, le ­concertina et l’harmonium de la (fatalement) rousse Radie Peat, et l’inévitable fiddle de Cormac Mac Diarmada. En se plaçant sous la formule d’un modèle, le chanteur et archiviste dublinois Frank Harte : « Ceux qui sont au pouvoir écrivent l’histoire et ceux qui souffrent écrivent des chansons. »

Le contraste du propos est saisissant avec The Gloaming (« le crépuscule »). Ce quintette irlando-américain constitue, lui, un « supergroupe », une addition de ­talents au pedigree déjà impressionnant : ancien du groupe de fusion Afro Celt Sound System, le chanteur Iarla O Lionaird est un spécialiste du sean-nos, ce chant d’ornementation gaélique et a cappella ; accompagné de son complice américain, le guitariste Dennis Cahill, avec lequel il a multiplié les expériences transfrontalières, le violoniste Martin Hayes s’est imposé comme un des plus grands virtuoses de cet instrument qui compte quelques pratiquants en Irlande ; le deuxième fiddle est tenu par un autre prodige, Caoimhin O Raghallaigh, réputé pour son style unique, un bourdon qu’il développe sur un Hardanger, modèle norvégien à cinq doubles cordes. Le cinquième élément vient d’une autre planète : collaborateur, comme pianiste ou producteur, de The National, Antony and the Johnsons ou Sufjan Stevens, le New-YorkaisThomas Bartlett appartient à la scène du rock « indie ». Ses interventions ici témoignent surtout de son intérêt pour l’esthétique minimaliste, Philip Glass en particulier.

« Cette musique agit comme une libération »

Célébré pour sa modernité – le deuxième album, paru en février 2016, a trôné en tête des ventes en Irlande, où les concerts sont sold out –, The Gloaming peut provoquer des moments de grâce sensorielle, mais il flirte aussi souvent avec une ambient assoupissante, que rompent heureusement les magistraux louvoiements d’archet de Martin Hayes.

Cet héritage gagne-t-il à frayer avec la musique savante ? La ­question pouvait se poser avec plus d’acuité dimanche, lors du concert donné dans la salle de répétition par Barry Douglas. Le pianiste originaire de Belfast est issu du sérail classique et a gagné une renommée mondiale pour ses interprétations de Brahms ou de Schubert. Fin 2016, il s’est de nouveau distingué avec le recueil Celtic Airs, consacré à l’Ecosse, après Celtic Reflections (2014), voué à l’Irlande. « Cette musique fait partie de ma sensibilité, confie-t-il, en rappelant que sa famille vient de Sligo, le pays de Yeats. Par rapport à ma formation qui a pu être rigide, elle agit comme une libération. Et j’apprends. Mes partenaires m’enseignent des styles de musique traditionnelle, on discute et on se dispute. »

Barry Douglas, pianiste : « J’ai dans la tête une palette de couleurs et cela change tout le temps »

Il est pour le moins inhabituel de voir un Steinway sur scène pour ces danses et ces marches. Et d’entendre un soliste autant s’effacer, au profit d’airs qu’il a dû arranger tout en laissant une large place à l’improvisation, une terra incognita pour Barry Douglas, même s’il peut s’appuyer sur sa connaissance des variations. « J’ai dans la tête une palette de couleurs et cela change tout le temps, explique-t-il. Comme une lampe, le piano sert ici à éclairer tel aspect de la mélodie. La musique celtique offre beaucoup de façons de s’exprimer. » Sur le disque, il a écrit que « s’il peut exister cinq versions d’une même histoire, il peut y avoir douze interprétations d’une même chanson ».

On le sent heureux de s’approprier le tube de Sean O Riada, Mna na hÉireann (Women of Ireland) et de mêler son toucher aux flûtes de l’Irlandaise Eimear McGeown, à la harpe de Catriona McKay et au violon déchaîné de Chris Stout, qui martèle la cadence au sol. On espère réentendre ces deux derniers, originaires respectivement de Dundee et des îles Shetland, en août au Festival interceltique de Lorient, puisque l’Ecosse sera à l’honneur. Tout comme leur compatriote des Hébrides Julie Fowlis, reine de la soirée du samedi, avec sa voix passant de l’ensorcellement à l’onomatopée. Après avoir porté le chant gaélique à la ­connaissance des fans de Disney en participant, en 2012, à la bande originale du dessin animé Rebelle, cette joueuse de tin whistle n’a pas ménagé ses efforts pour présenter son art aux profanes, jusqu’à expliquer les tenants de la rivalité entre les Stewart et les McDonald.